Interview

Pourquoi l’IndyCar satisfait l’appétit de Grosjean

Après avoir passé la majorité de ses 179 courses de Formule 1 dans des voitures de milieu ou de fond de peloton, Romain Grosjean se retrouve de nouveau dans une écurie d’outsiders en IndyCar. Même si ce n’est pas sans défis, le Français accueille avec joie le plateau bien plus resserré qui fait que Dale Coyne Racing peut espérer s’offrir quelques scalps, comme il l'a montré lors du GP d'Indianapolis...

Romain Grosjean, Dale Coyne Racing avec Rick Ware Racing Honda

Romain Grosjean, Dale Coyne Racing avec Rick Ware Racing Honda

Art Fleischmann

Il fallait quelque chose d’énorme pour surpasser une pandémie mondiale en tant que plus grande histoire issue du monde des sports mécaniques en 2020, mais l’horrible accident de Romain Grosjean au Grand Prix de Bahreïn a offert des images si bouleversantes que même Netflix n’a pas eu besoin de surjouer la dramaturgie. En dépit de ses brûlures, qui ont prématurément mis fin à sa carrière en F1, cet épisode n’a pas éteint sa passion pour le sport et il a trouvé en l’IndyCar un partenaire idéal pour sa "seconde vie".

Quasiment six mois après cette expérience qui aurait en d’autres temps été mortelle, Motorsport.com a pu s’entretenir avec lui. "Je viens juste de faire la vaisselle avant de vous rencontrer", lançait-il à St. Petersburg. "C’est si différent de la F1 ! Mais j’aime vraiment."

Facile de deviner grâce à son sourire qu’il adore être de retour dans un paddock de course, mais on pourrait lui pardonner de vouloir en être aussi loin que possible après ce qui s’est passé à Sakhir en novembre dernier. Et pourtant, il ne voit aucune raison que cela signe la fin de sa carrière.

"Ce crash, en fin de compte, a été une chose positive dans ma vie. Oui, ma main me fait mal et elle n’est pas belle à voir ; ce matin [en essais à St. Petersburg] j’ai oublié de la bander et j’ai eu très mal. Finalement, ça m’a fait réaliser que la vie est belle, à quel point je suis chanceux d’avoir mes trois enfants et mon épouse. Chaque jour est un bonus."

Et l’IndyCar a-t-elle été la bouffée d’air frais dont il avait besoin, après 10 ans dans le paddock de la F1 ? "Absolument", acquiesçait-il. "La Formule 1 reste la Formule 1. Je ne regrette pas d’y avoir passé 10 ans, je sais que j’ai été très chanceux de faire ce que j’ai fait. Mais ici, je ne pense pas avoir été aussi heureux depuis longtemps."

 

"Les dernières années en F1 ont été douloureuses parce que la performance n’était pas là, quoi que nous fassions. Donc, pour moi, c’est une vraie bouffée d’air frais. Revenir à un peloton plus resserré, c’est fun."

Et cela montre qu’il apprécie la vie. Dans les jours précédant la manche dans la jolie ville de Floride, Grosjean est allé sur l’eau. Il n’y avait pas suffisamment de vent pour qu’il s’adonne au kitesurf, son hobby, mais il a rencontré un nouvel ami qui lui a donné un hydrofoil, afin qu’il puisse profiter de la côte du golfe de Tampa Bay. Ensuite, il a passé plusieurs jours sur son vélo, simplement pour "découvrir des trucs".

Avant cela, sa femme et ses enfants étaient avec lui, quand ils ont visité l’Amérique avant que le pilote ne dispute la manche d’ouverture de la saison.

"Nous avons fait un petit road trip familial, nous sommes venus une semaine et demie avant Barber, on est descendu à Key West et puis Miami, où nous avons pris un camping-car, puis nous avons remonté toute la côte est de la Floride, jusqu’à Atlanta. Ensuite les courses ; je suis basé à Miami, j’aime beaucoup."

"OK, ce n’est pas la Formule 1 où un pilote est payé 50 millions de dollars à l’année, et où le budget d'une équipe permettrait de faire courir toutes les IndyCar ici... Mais les courses sont vraiment bonnes, et il y a une belle atmosphère encore les pilotes. Et vous prenez la piste et [il frotte ses mains] on y va !"

Il apprécie également la sensation de "retour aux sources" de l’IndyCar, qui est plus proche de sa glorieuse époque du GP2 que de la F1. Même s’il y a moins de puissance et d’adhérence, il trouve que sa Dallara-Honda est un sacré morceau à piloter, même en par rapport à ses Haas récalcitrantes.

"Vous savez quoi ? Vous pensez qu’en Formule 1 vous vous entraînez dur et que c’est difficile. Puis vous arrivez en IndyCar et, oui, pour le cou et le tronc c’est plus simple avec moins de forces g, assurément, mais la quantité de travail qu’il faut faire derrière le volant, c’est autre chose."

 

"Le volant est super lourd, bien plus que ce que j’ai connu en GP2 [où il n’y avait pas non plus de direction assistée]. Quand je pilotais en GP2, je pesais 12 kilos de moins qu’aujourd’hui. Je n’avais aucun problème avec le volant, mais là c’est très dur ! Les pneus sont très bons ; Firestone, c’est Bridgestone, donc j’en suis super content."

"La façon de courir est différente, vous savez. Premier tour et ensuite c’est à fond jusqu’au drapeau à damier. En Formule 1, vous savez, si vous allez à fond pendant deux tours alors il faut ralentir un petit peu, il faut prendre soin des pneus, et créer un écart car vous avez des problèmes avec la température des freins, et il faut faire du lift and coast, et ainsi de suite. Ici, il faut juste foncer. Je suis essoufflé dans la voiture !"

Tout cela est dit avec un énorme sourire sur le visage, et on peut également sentir qu’il aime l’ambiance familiale de son équipe Dale Coyne Racing. Avec son ingénieur Olivier Boisson, Grosjean s’habitue aux réglages de la voiture, et apprécie la précision du simulateur Honda dans son travail pour trouver le rythme.

"Vous pouvez jouer avec l’équilibre de la voiture, le roulis, la géométrie de la voiture, des choses comme ça. Sur le plan technologique, la voiture a 20 ans de retard sur la F1, mais en fin de compte quelle importance ? Tout le monde a la même, les courses sont bonnes."

"Et les circuits que nous empruntons, ils sont bosselés, courts, il n’y a pas vraiment besoin de plus de chevaux ou de technologie. Les amortisseurs et les pneus vous donnent l’adhérence et l'aérodynamique est limitée."

Sa saison a bien débuté à Barber, avec une septième place en qualifications et une dixième position en course. "À Barber, je n’avais jamais essayé d’économiser de l’essence avec cette voiture, donc quand l’équipe m’a dit 'Nous allons faire deux arrêts’, je me suis dit 'OK, économisons de l’essence’."

"En arrivant de la F1, c’était assez simple, c’est bien plus extrême là-bas, donc c’était naturel. En fait, j’économisais trop par rapport à ce que nous aurions dû faire [...] Sur cet aspect, je suis OK, il s’agit juste de comprendre le freinage et l’entrée en virage, c’est assez différent de la F1."

 

Son principal problème jusqu’ici a été le manque de temps de piste (qui a été un souci à Barber et St. Pete mais moins à Indianapolis avec un tracé plus typé F1), ainsi que l’interdiction de la part de l’IndyCar d’effectuer les tests avec les pneus à flancs rouges (les tendres) ; il ne peut donc travailler avec que lors des week-ends de course.

"Ils ne rendent pas la tâche des rookies aisée ! La première fois que j’ai utilisé les rouges, c’était en EL2 à Barber. J’ai fait un tour de sortie, un premier tour chronométré, et puis il y a eu un drapeau rouge ; prochain étape, les qualifs ! OK, allons-y !"

"Même à St. Pete, je n’ai eu que quatre tours sur les rouges avant les qualifications. Mais j’aime ça. Le gros défi c’est le style de pilotage qui est très différent de la F1, donc il faut que j’affine et que je trouve des choses."

"La bonne nouvelle, c’est que ça ne va pas vraiment plus vite avec du sous-virage – je n’aime pas le sous-virage – et qu’il faut travailler dessus avec les rouges. Je dois trouver le bon compromis mais nous travaillons bien avec l’équipe."

À Indianapolis, le rythme de Grosjean en pneus rouges a été particulièrement impressionnant, à la fois en qualifications où il a signé la pole mais aussi en course où c’est surtout en pneus durs qu’il a "perdu" la victoire face à Rinus VeeKay.

Même si son écurie est mineure, surtout par rapport aux grosses structures comme Penske, Chip Ganassi et Andretti, Grosjean est enthousiaste face à la hiérarchie resserrée de l’IndyCar, bien plus égale que la F1.

"J’ai déjà entendu 'P1, P1 !’ et je me disais 'Oui ! Je n’avais plus entendu ça depuis longtemps !’ Peut-être depuis 2013 [chez Lotus en F1], et même à cette époque, la Red Bull était trop rapide en qualifications. En course, on espérait qu’il leur arriverait quelque chose ! Ça n’était pas très souvent le cas…"

"Certaines équipes ici sont plus grandes que d’autres, vous avez Penske, Chip Ganassi et Andretti, et l’on s’attend à ce qu’elles soient devant avec trois ou quatre voitures. Mais nous sommes en quelque sorte les petits qui jouent avec eux, en disant 'On est là !’ La beauté de l’IndyCar, c’est que c’est très serré."

 

En dehors de la piste, Grosjean s'est fait des amis dans le paddock, bien aidé par sa connaissance de Simon Pagenaud et Sébastien Bourdais. Et même s'il reste professionnel, il apprécie le style de vie américain plus décontracté qu'offre l'IndyCar.

"Évidemment, je prends cela très au sérieux", dit-il. "Mais si je veux une bière le soir avant le jour de la course, je vais en prendre une. Je profite de la vie. Je fais un bon barbecue, je me détends le soir, je vais dormir, puis je me réveille le jour de la course et je me concentre, et puis boum, boum, boum."

"La vie est géniale, j'en profite autant que possible en tant qu'être humain. J'ai la chance de faire ce que j'aime le plus. Je suis toujours en forme, je pense que je brûle plus de calories en conduisant une IndyCar qu'en F1 ! Idéalement, maintenant, quand je termine une course, je vais manger un bon hamburger ! Je peux !"

Pour l'instant, il le fait sans sa famille, qui est rentrée en Europe. Alors que nous discutons de cela, son sourire radieux disparaît pour la première fois au cours de notre conversation.

"Au niveau familial, je pense que ça va devenir difficile", déplore-t-il. "Le mois de juin s'annonce très dur, je vais être loin d'eux pendant un mois. Mais ils savent à quel point je suis heureux ici, et quand on y pense, depuis l'accident, ma vie s'est améliorée."

Bien que la F1 soit une compétition internationale et l'IndyCar une compétition nationale, ses trajets transatlantiques réguliers ont ajouté une nouvelle dimension : "J'ai presque l'impression de voyager davantage maintenant, parce que pour rentrer chez moi, je dois retourner en Europe, donc huit heures à chaque voyage."

"La grande différence avec la F1, c'est que vous alliez dans chaque pays pendant cinq jours, ou plus si c'était consécutif. Évidemment, [l'Amérique] est toujours un fuseau horaire différent de celui de l'Europe, donc garder le contact avec la famille n'est pas toujours facile, mais au moins la différence est toujours la même."

 

Le contrat de Grosjean ne concerne que les circuits routiers et urbains. Cela lui fait-il bizarre de manquer les grandes courses sur ovale ? "Ne pas faire les superspeedways vous permet de vivre en Europe", dit-il. "Si je faisais aussi les superspeedways, je ne pourrais pas vivre en Europe, c'est trop long. Ce sera bizarre que je rentre chez moi quand ils feront l'Indy 500 !"

Le fait qu'il y ait si peu d'ovales sur le calendrier IndyCar actuellement permet à Grosjean à ne manquer que quatre manches – dont deux ont déjà eu lieu. Mais est-il suffisamment curieux pour se laisser tenter ?

"J'aimerais faire Gateway, le petit ovale, pour voir comment c'est", dit-il, en se rappelant qu'il doit en parler au patron de l'équipe... "Les Superspeedways, si j'avais 25 ans et pas d'enfants, pas de problème. Ce qui est difficile pour l'instant, c'est que ma famille est loin. Si quelque chose arrive, c'est un gros problème..."

"La plupart du temps, en pilotant, ça va. Mais s'ils sont à 10 heures de vol... Ils ont vu ce qui s'est passé à Bahreïn et pendant 2'43 ils ne savaient pas s'ils avaient encore un père ou un mari. Je ne peux pas les mettre dans cette situation. Donc ce n'est pas pour moi, c'est pour eux."

"Et c'était comme une décision d'équipe avec [son épouse] Marion. Je n'ai jamais pensé à arrêter la course. Même sur mon lit d'hôpital, mon seul objectif était d'essayer de revenir pour courir à Abu Dhabi. Mais je comprends que pour ma famille et mes amis, c'est difficile de revenir à la compétition après ça. Il s'agissait donc de trouver un accord qui convienne à tous."

"La plupart des gars à qui je parle ici adorent [la conduite sur ovale], ils disent que c'est très amusant. C'est bizarre, parce que de l'extérieur, je me dis 'Vraiment ?' Vous tournez en rond, à fond ! Mais ils ont vraiment l'air d'aimer ça."

 

Donc, avant que quelque chose se produise pour réévaluer cela, il faudrait que sa famille le rejoigne pour vivre à plein temps aux États-Unis ?

"Si tout se passe comme prévu, il y a de grandes opportunités ici. J'ai la chance d'avoir une très bonne relation avec Honda et évidemment ils ont des courses d'Endurance avec Acura en DPi. J'ai toujours dit que Daytona, Sebring et Petit Le Mans sont des épreuves auxquelles je veux participer.

"Donc, tout en participant à IndyCar, ajouter ces courses pourrait être assez cool. Si vous commencez à bien gagner votre vie, avec les opportunités qu'il y a ici, je ne vois pas pourquoi nous ne viendrions pas pendant quelques années, puis nous retournerions en Europe, ou pas, qui sait. Scott Dixon est venu ici pour une saison, n'est-ce pas ? Il est ici depuis toujours !"

Quelles sont les chances qu'il s'installe à plein temps aux États-Unis ? "C'est super positif à 80%, super négatif à 20%", répond-il. "Quand on entend parler de ces fusillades, etc... c'est assez choquant, quand on vient d'Europe. C'est donc le point négatif. Mais, jusqu'à présent, Marion a adoré venir ici, et j'adore. Donc, nous verrons."

Motorsport.com rappelle à Grosjean que Jean Alesi était farouchement anti-ovale jusqu'à ce qu'il participe à l'Indy 500 de 2012. "Je l'ai tellement emmerdé pour ça", s'amuse Grosjean. "Je lui ai dit qu'il était bien trop vieux !"

Comme Grosjean le souligne, il a 35 ans aujourd'hui, pas 25. Mais Alesi avait 47 ans quand il a changé d'avis sur les ovales, alors on ne sait jamais....

 

Rejoignez la communauté Motorsport

Commentez cet article
Article précédent Grosjean : "Le trafic nous a assurément coûté la victoire"
Article suivant Scott Dixon leader, Will Power pas encore qualifié

Meilleurs commentaires

Il n'y a pas de commentaire pour le moment. Souhaitez-vous en écrire un ?

Abonnez-vous gratuitement

  • Accédez rapidement à vos articles favoris

  • Gérez les alertes sur les infos de dernière minute et vos pilotes préférés

  • Donnez votre avis en commentant l'article

Motorsport Prime

Découvrez du contenu premium
S'abonner

Édition

France