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L'accident mortel à l'origine de la voiture médicale

Mise en lumière par l'accident terrible de Romain Grosjean, la voiture médicale avec sa capacité d'intervention rapide existe en Formule 1 depuis plus de 40 ans. Retour sur l'accident fatal qui a poussé les instances à la mettre en place, sous l'impulsion de Sid Watkins et Bernie Ecclestone.

Après l'accident du premier départ de la course

Photo de: Sutton Motorsport Images

Monza, 15h30, le 10 septembre 1978. Le tour de formation du Grand Prix d'Italie s'achève. La première ligne, composée de la Lotus de Mario Andretti, qui peut être sacré Champion, et de la Ferrari de Gilles Villeneuve, qui porte les espoirs de milliers de tifosi, s'est à peine immobilisée que le départ est donné par le starter. C'est une erreur, une erreur grave qui, parce que les voitures du milieu et du fond de grille n'étaient même pas à l'arrêt, entraîne vite un resserrement du peloton.

Dans ces conditions, avec des monoplaces aussi nombreuses et proches les unes des autres, le moindre écart prend des proportions gargantuesques. De plus, la piste très large devant les stands se resserre vite. Et l'écart de trop fini par survenir, des voitures se touchent, c'est le carambolage. Ronnie Peterson, englué dans le peloton, est impliqué. Sa Lotus, après avoir été déséquilibrée par un contact, s'est dirigée immédiatement et quasiment de face vers un rail de sécurité qui revient vers la piste, déchiquetant tout l'avant de la voiture et entraînant un incendie spectaculaire en raison des réservoirs d'essence remplis.

Une fois la voiture immobile, il faut le courage de plusieurs pilotes et de commissaires pour foncer vers l'amas de métal et sortir le Suédois, dont les jambes sont salement amochées, de l'épave de la Lotus et des flammes. Sa situation est préoccupante au vu de l'ampleur de ses blessures, comme le sont celles de Vittorio Brambilla, inconscient dans son cockpit après avoir été percuté par un pneu, ou d'Hans-Joachim Stuck, victime d'une commotion, mais Peterson est vivant et conscient.

La configuration du circuit de Monza en 1978 rappelle celle du circuit de Bahreïn en 2020, avec un contact d'une voiture quasiment face contre un rail (à l'endroit du trou) qui revient vers la piste

La configuration du circuit de Monza en 1978 rappelle celle du circuit de Bahreïn en 2020, avec un contact d'une voiture quasiment face contre un rail (à l'endroit du trou) qui revient vers la piste

Le problème, c'est le chaos qui s'empare des lieux. Une foule immense se masse près de la zone de ce terrible accident, entre curieux, journalistes, photographes, pilotes, commissaires, officiels, membres d'équipes, services d'intervention... La police italienne tente de maîtriser la situation en mettant en place un cordon de sécurité, mais il est trop strict et aucune véritable prise en charge n'est possible pour les blessés. Sid Watkins, le médecin officiel de la FOCA (l'Association des constructeurs de Formule 1, un groupe composé, en gros, des écuries indépendantes britanniques qui s'unissent face aux instances, aux organisateurs de Grand Prix et aux écuries non indépendantes pour faire valoir leurs droits), qui était positionné à la direction de course, est même repoussé pendant de longues minutes avant de pouvoir y accéder.

Finalement, il ne verra Peterson, pris en charge par l'ambulance, qu'au moment de son passage au centre médical. "Il avait plus de 20 fractures aux jambes et aux pieds", raconta-t-il en 2008 pour Motor Sport Magazine. "Nous l'avons stabilisé et porté sur une civière vers l'hélicoptère, et ils l'ont héliporté vers l'Ospedale Maggiore de Niguarda. J'ai dû rester pour la course."

Après une longue phase lors de laquelle il fallu s'occuper de Brambilla et Stuck, puis réparer et dégager la piste avant le second départ, finalement repoussé en raison d'une sortie de piste de Jody Scheckter lors du tour de formation, la course a fini par reprendre aux alentours de 18h pour s'achever peu avant la tombée de la nuit. Watkins put alors s'enquérir de la situation de Peterson.

Le lieu de l'accident de Ronnie Peterson

Le lieu de l'accident de Ronnie Peterson

"Je suis allé au motorhome Lotus pour voir Colin [Chapman, le fondateur et directeur de Lotus] et Mario, et ils avaient entendu que Ronnie était opéré. Je l'aurais traité de façon conservatrice, mais la circulation du sang dans ses jambes avait commencé à se dégrader. À Niguarda, ils ont décidé qu'ils devaient renforcer ses jambes pour que les vaisseaux sanguins fonctionnent à nouveau."

"Mario est parti pour l’hôpital dans sa Rolls Royce, moi essayant de le suivre avec ma Fiat Panda de location. Nous sommes passés à travers des champs et avons suivi un chemin de ferme parce que Mario avait dit qu'il connaissait un raccourci vers l'autoroute. Nous l'avons d'abord rejoint dans la mauvaise direction mais le trafic en raison de la course était si mauvais que j'ai pu rester avec lui."

"Quand nous sommes finalement arrivés à l'hôpital, ils venaient juste de terminer l'opération. J'ai pensé que les signes montraient qu'il serait OK, et j'ai téléphoné à l'épouse de Ronnie, Barbro, à Monaco pour la rassurer un peu. Mais pendant la nuit, il a développé de multiples blocages au niveau des artères du cerveau, des poumons et des reins, des embolies de moelle osseuse dans son sang, ce qui lui a été fatal. Ça a été une terrible tragédie."

Quand tombe la nouvelle de la mort de Peterson, considéré comme un des pilotes les plus doués de sa génération et des plus véloces de l'Histoire de la F1, c'est évidemment la stupeur. Comment le Suédois, qui avait été sorti de sa voiture pleinement conscient et ne semblait pas en danger de mort en dépit de blessures importantes, avait-il pu mourir alors même qu'il avait été pris en charge par des médecins ? Si la réponse à cette question n'est pas forcément évidente, en dépit d'un choix d'une opération qui a longtemps été controversé, il est en revanche clair pour Sid Watkins qu'il allait désormais falloir aller plus loin que sa simple présence.

Sid Watkins, au premier plan, court vers le lieu de l'accident de Ronnie Peterson aux côtés de James Hunt et suivi, entre autres, par Bernie Ecclestone et Colin Chapman

Sid Watkins, au premier plan, court vers le lieu de l'accident de Ronnie Peterson aux côtés de James Hunt et suivi, entre autres, par Bernie Ecclestone et Colin Chapman

Même si d'importants progrès avaient déjà été faits sur le plan de la sécurité des circuits et des voitures, la prise en charge médicale restait à l'époque extrêmement irrégulière. Sous l'impulsion de Watkins et Bernie Ecclestone, président de la FOCA, les centres médicaux sont devenus des structures plus sérieuses et mieux armées, et les hélicoptères médicaux étaient désormais alloués pour l'ensemble des épreuves, et non plus en fonction des disponibilités des services jusqu'alors sollicités. Mais il restait la question de la gestion de l'urgence et des interventions dans les secondes ou les minutes suivant un accident, à même la piste, qui était encore très peu développée.

"J'estimais que la réponse initiale à l'accident [de Peterson à Monza] avait été un désastre", a ajouté Watkins. "Les rapports sur le temps qu'il a fallu à l'ambulance pour accéder à la scène évoquaient de 11 à 18 minutes. J'étais d'accord avec Bernie sur le fait qu'il allait falloir que je prenne un rôle bien plus actif. Je voulais être dans une voiture, avec un équipement de secours à bord, pour arriver le plus vite possible sur les lieux d'un accident, et rouler derrière le peloton lors du premier tour."

Ce fut chose faite dès le Grand Prix suivant à... Watkins Glen, ça ne s'invente pas. Mais comme souvent, les choses n'ont pas débuté en étant parfaites, mais plutôt dans l'amateurisme. "Deux semaines plus tard, à Watkins Glen, nous avons eu cela, un break sans sièges arrière avec moi devant et l'anesthésiste, Peter Byles, qui était affalé sur le sol à l'arrière. Nous avons emprunté une paire de casques, Jody Scheckter m'a prêté une combinaison et Peter a reçu des combinaisons de la part de James Hunt. Il appréciait beaucoup signer des autographes et embrasser les spectatrices américaines peu connaisseuses [et] qui voyaient juste le nom sur la combinaison."

C'est alors qu'est arrivé le premier départ avec ce qui est aujourd'hui devenu commun : la voiture médicale en arrière-plan. "Le pilote qui nous avait été attribué était obèse et suait énormément, et il était visiblement nerveux. Quand la course a démarré, il s'est lancé dans une vaine poursuite, a escaladé les vibreurs à la chicane et a décollé, en atterrissant très violemment. Nous avons effectué la moitié du tour avant de décrocher, et nous avons atteint le centre médical juste avant que le peloton, mené par Andretti, ne nous rattrape."

"Après ça, Bernie s'est assuré que nous ayons une véritable voiture et un vrai pilote, habituellement un des gars qui ne s'était pas qualifié pour la course, mais au moins quelqu'un qui savait où il allait. Plus tard, j'ai eu des pilotes réguliers, de confiance, à chaque circuit. Phil Hill [Champion du monde 1961] était mon pilote à Long Beach, par exemple, et j'ai été piloté, entre autres, par Niki Lauda, Carlos Reutemann, Derek Daly et Alex Ribeiro."

Comparaison entre Monza 1978 et 1979, avec l'apparition de la voiture médicale :

Gilles Villeneuve, Ferrari 312T3. Mario Andretti, Lotus 79 Ford au départ
Jody Scheckter, Ferrari 312T4 devant René Arnoux, Renault RS10 et le poleman Jean-Pierre Jabouille, Renault RS10 au départ

"Vittorio Brambilla avait l'habitude d'être mon pilote à Monza. Il saluait les gens avec une poignée de main énergique et un grand sourire et disait : 'Je suis le gorille de Monza !' Lorsqu'il s'est présenté pour la toute première fois pour conduire la voiture médicale, je lui ai demandé s'il était complètement remis de sa blessure à la tête de 1978. 'OK, OK, Doc', a-t-il répondu, ajoutant fièrement : 'Et j'ai eu une autre grosse blessure à la tête depuis !' Il s'est amusé à faire glisser la voiture médicale sur le mouillé, en me regardant avec un large sourire."

"Mon pilote habituel au GP d'Australie était Frank Gardner, incroyablement rapide et merveilleux sur le mouillé. Il était si précis : il passait du temps à se positionner exactement dans la voiture, les bras là, les jambes là, les pouces sur la couronne du volant, jamais près des rayons. Puis il décollait. La première fois qu'il m'a conduit, à Adélaïde, notre voiture médicale était une Ferrari neuve, et nous avons eu du mal à y mettre tout l'équipement. Nous avons fait quelques tours d'entraînement pour nous habituer au circuit, et après il a dit : 'Ce vieux machin n'a plus de freins'. Ils ont dû reconstruire les freins avant la course."

Même si Watkins a d'abord suscité la méfiance de la FIA, pas tant en raison de ses idées et de ses capacités mais principalement parce qu'il avait été mis en place par la FOCA, il sera nommé en 1981 à la tête de la fraîchement créée Commission médicale de la fédération par Jean-Marie Balestre, un homme "jamais opposé aux améliorations médicales" selon les dires du médecin britannique. C'est à partir de là que des standards de haute qualité ont été mis en place pour les centres médicaux et les procédures sur chaque circuit.

 

Toutefois, le chemin vers la sécurité ultime était encore long et allait encore être parsemé de drames pour arriver à un niveau tel, actuellement, que Romain Grosjean a pu s'extirper lui-même, et avec seulement quelques brûlures, d'une monoplace en flammes après avoir subi un choc de 53 g et avoir traversé un rail de sécurité lors du GP de Bahreïn 2020.

"J'ai rapidement appris à connaître tous les pilotes personnellement", concluait Watkins. "Je suis devenu une sorte de figure paternelle, même si je suppose que c'était plutôt une figure de grand-père. Ils me voyaient comme l'un des leurs, dans le sens où ils savaient que j'étais derrière au premier tour, et que je serais avec eux aussi rapidement que possible si quelque chose se passait mal, en essais ou en course. Gilles Villeneuve avait l'habitude d'en plaisanter ; il disait 'j'espère que je n'aurais jamais besoin de toi, Prof'. C'est la première chose qui m'a traversé l'esprit quand il a eu son accident à Zolder en 1982."

À partir des années 1980, les accident mortels se sont raréfiés. La sécurité a progressé avec des évolutions sur les monoplaces, sur les circuits, sur l'équipement des pilotes et des commissaires mais plus simplement sur la prise en charge médicale d'urgence. Il faudra ensuite les drames de l'année 1994, année terrible marquée par les accidents mortels de Roland Ratzenberger et Ayrton Senna mais également par les graves blessures en essais privés ou libres de JJ Lehto, Pedro Lamy, Jean Alesi, Andrea Montermini et Karl Wendlinger pour enclencher le mouvement d'évolution majeur qui a abouti, en 2018, à l'introduction du Halo qui a joué un rôle majeur dans la survie de Grosjean à Bahreïn.

Sid Watkins occupa le siège passager de la voiture médicale et son poste de délégué médical de la FIA jusqu'en 2004. Gary Hartstein lui succéda jusqu'en 2012 avant que Ian Roberts ne reprenne le flambeau en 2013. C'est ce dernier qui a couru vers les flammes à Sakhir pour recueillir Romain Grosjean, le mettre en lieu sûr, le calmer et lui administrer les premiers soins. À ses côtés, le pilote Alan van der Merwe, qui officie à ce poste depuis 2009, et qui joue un rôle de couteau-suisse en fonction des situations : à Bahreïn, il a participé à l'extinction de l'incendie, tandis qu'au moment de l'accident de Jules Bianchi, au Japon en 2014, il assistait Roberts en lui fournissant le matériel nécessaire à la stabilisation du pilote français.

L'accident de Romain Grosjean est une réminiscence du passé, en ce qu'il compile la brutalité des accidents qui ont pris la vie de Jochen Rindt, François Cevert, Peter Revson ou encore Ronnie Peterson. Il est aussi la validation des efforts constants, parfois dans l'adversité, des instances pour être préparées face aux situations où tout va mal, où la violence et la cruauté du sport automobile se rappellent à tous.

C'est d'une logique implacable : plus les monoplaces de F1 sont sûres et plus elles vont vite dans un environnement assaini, plus les incidents qui vont mobiliser l'ensemble des dispositifs de sécurité seront violents. La discipline a passé avec l'accident de Grosjean son test le plus dur depuis bien longtemps ; mais comme l'ont constaté beaucoup de figures du paddock, le score parfait n'a pas été atteint et des questions se posent, auxquelles les instances vont travailler dur et parvenir à des solutions.

La quête initiée par Sid Watkins, Bernie Ecclestone et la FIA ne s'arrêtera jamais.

Ian Roberts et Alan van der Merwe soutiennent Romain Grosjean vers l'ambulance

Ian Roberts et Alan van der Merwe soutiennent Romain Grosjean vers l'ambulance

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