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Adapter un nouveau pilote à la F1 : tout un défi !

Au Grand Prix de Sakhir, les jeunes pilotes Jack Aitken, Pietro Fittipaldi et George Russell ont découvert une nouvelle monoplace chacun. Mais les remplacements en cours de saison étaient bien plus courants jadis...

George Russell, Mercedes-AMG F1, monte dans sa monoplace

Photo de: Steve Etherington / Motorsport Images

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Il fut un temps où il y avait bien plus d'écuries sur la grille, avec des changements de line-up fréquents lors des derniers Grands Prix de la saison de Formule 1, alors que les directeurs d'équipe trouvaient des accords ponctuels avec des pilotes payants pour garder la tête hors de l'eau.

Parmi les engagés pour l'avant-dernière course de la tumultueuse saison 1994, à Suzuka, il y avait pas moins de cinq pilotes ayant rejoint une nouvelle équipe, tandis que trois ont fait leurs débuts au Japon l'année d'avant, dont un confiant Nord-Irlandais qui allait encaisser un coup de poing d'Ayrton Senna...

Eddie Irvine, Jordan 194

Bien sûr, les circonstances entourant les changements du week-end dernier sont loin de la norme. Pietro Fittipaldi, petit-fils du double Champion du monde Emerson, remplaçait Romain Grosjean chez Haas à la suite de son accident du Grand Prix de Bahreïn, tandis que Jack Aitken a pris le volant de la Williams habituellement pilotée par George Russell, protégé de Mercedes, qui a assuré l'intérim de Lewis Hamilton dans la Flèche d'Argent en raison de son test positif au COVID-19.

Russell, qui n'avait toujours pas marqué le moindre point depuis le début de sa jeune carrière en Formule 1 malgré des performances impressionnantes, ne pouvait pas rêver mieux. Il a d'ailleurs dominé la course, mais une erreur de l'écurie au stand et une crevaison lente alors qu'il était remonté deuxième grâce à une série de dépassements l'ont relégué à une frustrante neuvième place.

"Il a excellé vendredi, il a excellé hier en qualifications à quelques centièmes de Valtteri seulement, et il a excellé aujourd'hui", a déclaré dimanche Toto Wolff, directeur de Mercedes AMG F1. "Sa course a été incroyable." 

George Russell, Mercedes-AMG F1, on the grid

Les communications radio entre Russell et l'écurie ont montré à quel point les F1 modernes sont complexes, alors qu'il peinait à s'habituer aux boutons du volant et aux ajustements de la répartition du freinage par rapport à sa monoplace habituelle. De plus, comme l'a dit Andrew Shovlin, directeur de l'ingénierie piste chez Mercedes, l'adaptation de Russell "a été compliquée par le fait que nous n'avons pas eu de pilote si grand depuis très longtemps". L'Anglais mesure 1m85 (Hamilton et Bottas font 1m74 et 1m73 respectivement) et a dû porter des bottines taille 45 au lieu de 46 afin de rentrer dans le cockpit.

En 1990, quand Gerhard Berger a rejoint McLaren, le problème était similaire : il était si grand (1m85) par rapport à Ayrton Senna (1m76) et à Alain Prost (1m65) qu'il a fallu changer les pédales, modifier la forme du tableau de bord afin qu'il y ait la place nécessaire pour les genoux, et changer la course de l'accélérateur compte tenu de son utilisation moindre de la pédale.

Gerhard Berger, McLaren

Travailler avec de nouveaux pilotes, ça change quoi pour un ingénieur ? Au début d'une saison, on a tout le loisir de faire les préparatifs nécessaires, notamment au niveau du baquet, des pédales et du volant, mais quand c'est en cours d'année, il faut s'adapter dans la mesure du possible.

Il faut en premier lieu de la patience, en particulier avec les pilotes débutants. Cela dépend beaucoup de leur talent, de leur maîtrise de l'anglais (langue utilisée universellement en Formule 1, à part peut-être si l'on travaille chez Ferrari), de leur capacité à retenir les conseils et de leur savoir-faire mécanique. J'ai connu des pilotes qui, confrontés à un mécanisme d'ajustement de la barre antiroulis, ne savaient pas comment régler celle-ci pour résoudre un problème de sous-virage ou de survirage.

La capacité à travailler avec l'équipe dans son ensemble peut également faire une énorme différence. La plupart des mécaniciens apprécient grandement qu'un pilote prenne le temps de leur dire bonjour ou merci, mais il y en a tant qui les ignorent ! Les bons pilotes prennent le temps d'étudier et de comprendre les données, ils savent dans quels virages ils peuvent garder davantage de vitesse ou gagner du temps en freinant plus tard. C'est là qu'une bonne relation avec l'ingénieur de course peut porter ses fruits.

Thierry Boutsen, Jordan 193 Hart

En 1993, Thierry Boutsen (dont j'avais été l'ingénieur cette année-là au Mans avec la Peugeot 905) m'avait demandé de superviser sa Jordan, ayant signé pour remplacer Ivan Capelli en F1. En raison de mon engagement avec Peugeot, je n'ai pas pu rejoindre Jordan avant le Grand Prix de France à Magny-Cours. Malheureusement, Thierry s'est vite avéré désenchanté face au manque de résultats chez Jordan, et après une panne d'embrayage dès le départ, il a quitté la F1 pour de bon.

Par la suite, les pilotes se sont succédé dans cette voiture, à commencer par Marco Apicella au Grand Prix d'Italie. Cet habitué de la F3000 avait testé une Minardi l'année précédente mais s'était concentré sur le championnat japonais de F3000 en 1993.

Il faut comprendre que les voitures, à l'époque, étaient loin d'être aussi compliquées que les monoplaces actuelles, mais en même temps, la Jordan était difficile à régler en raison de sa suspension avant à monoamortisseur, sans oublier l'assez fragile moteur Hart. De plus, nous n'avions alors pas d'ingénieurs qui étudient tous les aspects du comportement de la voiture, ni beaucoup de données à éplucher.

Marco Apicella, Jordan 193 Hart

Cependant, Apicella n'était pas aussi grand que Boutsen, et il a simplement fallu mouler un nouveau baquet. Il lui fallait juste s'adapter aux réglages de la voiture, et la première séance d'essais libres a été prometteuse : il était plus rapide que Rubens Barrichello dans la Jordan sœur. Cependant, s'étant qualifié 23e, il n'a atteint que la première chicane, où il a été éliminé par un carambolage. Ce fut malheureusement son unique départ en Grand Prix.

Un autre pilote passé par la F3000 au Japon, Emanuele Naspetti, a été recruté pour la course suivante à Estoril. Ce charmant et talentueux Italien, qui avait couru cinq fois pour March en 1992, avait l'avantage d'apporter du budget mais n'a pas eu la tâche facile. Il s'est adapté du mieux possible, mais comme Apicella, n'a pu se qualifier que 23e. Une casse moteur a mis un terme à ses efforts.

Puis est arrivé Eddie Irvine pour le Grand Prix du Japon. Encore un Irlandais haut en couleur prénommé Eddie ! Il participait déjà à l'ancêtre de la Super Formula depuis trois ans et connaissait donc bien Suzuka, d'où sa grande confiance. Son feedback quant au comportement de la voiture était très bon, et à nous deux, nous avons bien réglé celle-ci.

Ayrton Senna, McLaren MP4/8 Ford, Eddie Irvine, Jordan 193 Hart, Damon Hill

Irvine nous a tous surpris en se qualifiant huitième et a pris un excellent départ grâce à sa connaissance du circuit en faisant l'extérieur à plusieurs pilotes au premier virage. L'on se rappellera ses débuts pour sa manœuvre sur Senna lorsqu'il a voulu reprendre son tour de retard, ce que le triple Champion du monde n'a pas du tout apprécié. Irvine a marqué le point de la sixième place, mais a ensuite connu deux accidents (en essais puis en course) lors de l'ultime manche à Adélaïde.

En 1994, j'ai connu un scénario similaire chez Sauber. J'avais commencé la saison avec Karl Wendlinger (qui était d'ailleurs encore plus grand que Russell ou Berger), mais l'Autrichien a eu un terrible accident aux essais du Grand Prix de Monaco et a été remplacé par Andrea de Cesaris.

Andrea de Cesaris, Sauber C13 Mercedes

Andrea avait la réputation de multiplier les accidents, et nous étions donc un peu inquiets à l'idée de l'avoir chez nous. Il a peut-être été le pilote le plus difficile avec qui j'aie dû travailler, puisqu'il se plaignait de tout. Il n'écoutait pas les conseils, et ses résultats étaient médiocres. En neuf courses, il a abandonné huit fois. Au moins a-t-il marqué le point de la sixième place en France.

Pour les deux derniers Grands Prix de la saison, Sauber l'a remplacé par JJ Lehto, un Finlandais très aimable et souriant qui a connu des temps difficiles après s'être blessé au cou lors des essais hivernaux. Il a fait son retour en course avec Benetton lors de cette tragique course d'Imola, où il a été impliqué dans un accident au départ : il a calé et a été percuté par Pedro Lamy.

Il y avait toujours un point d'interrogation sur sa forme physique, mais son courage et sa rapidité étaient évidents. Sa première course sous une pluie torrentielle à Suzuka s'est achevée par une casse moteur, mais il a ensuite réalisé une performance solide à Adélaïde pour finir dixième.

Mika Hakkinen, McLaren, J.J. Lehto, Sauber, Mika Salo, Team Lotus

S'il peut paraître aisé, vu de l'extérieur, pour un pilote de sauter dans une voiture qui a été adaptée à quelqu'un d'autre – en particulier, dans le cas de Russell, la voiture la plus rapide de l'Histoire –, c'est loin de la vérité. Il faut applaudir ce qu'a réalisé le Britannique, qui n'avait jamais piloté la W11 même s'il avait testé des Mercedes précédentes. Il a fallu oublier les automatismes liés à la conduite d'une Williams bien moins sophistiquée.

Comme le souligne Andrew Shovlin : "Tous les ans, on cherche où l'on peut aller trouver quelque chose çà et là, travailler sur l'agencement et améliorer un peu les performances, mais cela rend l'environnement de moins en moins confortable pour un pilote qui dépasse 1m80." Qu'il ait pu creuser l'écart sur Bottas en course démontre le talent remarquable de Russell.

Quant à moi, je me sens privilégié d'avoir brièvement travaillé avec le jeune Anglais lors des tests de Formule 2 aux essais du McLaren Autosport BRDC Award 2014 à Silverstone. C'est lui qui a été le plus rapide, et il savait certainement quel avantage la barre antiroulis ajustable pouvait lui donner !

Avec Benjamin Vinel

George Russell, Mercedes-AMG F1

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