Sainz : "Dans un bon jour, je suis meilleur que tous les autres"
En 2022, Carlos Sainz dispose pour la première fois d'une monoplace capable de jouer la victoire régulièrement. Il y a des hauts et des bas pour celui qui n'occupe que la cinquième place du championnat, mais l'Ibère continue de croire en son succès. Dans un entretien exclusif avec Motorsport.com, il évoque entre autres l'ambiance chez Ferrari, les excuses des pilotes et le sort de Daniel Ricciardo.
Carlos Sainz, votre premier hiver chez Ferrari avait été agité. Comment s'est passé le second ?
Je l'ai abordé avec la tranquillité de connaître tout le monde, de connaître l'environnement et mes ingénieurs, alors il y avait bien moins de nouveautés. Mais en même temps, j'ai dû associer ça à l'approche d'un changement d'équipe, mais seulement du point de vue technique : je connais toutes les personnes avec qui je travaille, mais du point de vue technique, j'aborde l'année en partant de zéro avec une nouvelle voiture, une nouvelle réglementation. Et c'était un peu pénible, car je venais juste d'arriver de chez McLaren, je n'ai fait que deux ans chez McLaren et un an et demi chez Renault. J'étais donc sur une série de changements d'équipe, en ayant une nouvelle voiture à apprivoiser à chaque fois, et je suis de nouveau parti d'une feuille blanche de ce côté-là.
Vous avez rapidement trouvé le rythme avec la Ferrari de l'an dernier malgré votre changement d'équipe. Mais vous avez eu davantage de difficultés cette année. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Tout d'abord, c'était clairement frustrant, car après une si bonne première année avec l'équipe, où j'ai rencontré très peu de problèmes avec la voiture, j'ai établi à la suite des premières courses de 2021 que je savais où se trouvait la limite de la voiture ; je n'avais à trouver qu'un ou deux dixièmes dans un certain type de virage et j'étais prêt à concourir. C'est pourquoi la seconde moitié de saison a été si solide et j'ai pu la maîtriser. Cette année, la voiture est enfin compétitive, enfin capable de se battre pour la victoire, et je me suis retrouvé tout d’un coup dans une position que je n'avais jamais connue auparavant, à savoir être à un peu plus de deux dixièmes. Je n'avais jamais été à plus de deux dixièmes d'un coéquipier, et je me suis gratté la tête pour savoir d'où venait tout ce temps au tour. C'était frustrant, car c'était la première fois que j'avais une voiture compétitive qui me permette de me battre pour la victoire.
J'ai tenu l'origine de mes difficultés assez secrète. Je pense que les gens qui comprennent cette discipline et les gens qui font des analyses approfondies me connaissent plus ou moins à ce stade et savent d'où venaient les problèmes. Mais, pour faire bref, j'ai dû changer complètement mon style de pilotage. J'ai dû changer complètement la manière dont je pilotais, de façon très contre-nature. J'ai dû adopter un pilotage contre-nature et le rendre naturel, et ça prend beaucoup de temps. J'ai aussi essayé des choses avec les réglages, la plupart allaient dans la mauvaise direction, puis je suis revenu en arrière pour trouver une bonne direction, et cela prend plusieurs courses ; il n'y a plus d'essais, alors il faut faire des tests en week-end de Grand Prix. Parfois, pour un week-end de course, il faut composer avec les réglages alors qu'on s'est trompé. Et ça fait encore un week-end où je ne suis pas performant, et j'ai accumulé la frustration jusqu'aux alentours du Canada, où j'ai un peu retrouvé mon chemin. J'ai alors commencé à être un peu plus performant.
Piloter la Ferrari F1-75 n'a pas toujours été facile pour Sainz
Avez-vous modifié la voiture ou changé quelque chose en vous-même ?
Non, l'équipe m'a écouté et savait où se situaient mes difficultés. Mais dans l'ère du plafond budgétaire, avec une réglementation technique aussi simple que de nos jours – les voitures sont très simples – il y a très peu de liberté pour toucher aux réglages. Ce n'est que très tard dans l'année que nous avons apporté quelques choses qui m'ont aidé à vraiment tirer un peu plus de la voiture. À Barcelone, j'étais au plus bas en matière de rapidité en qualifications et en course, mais depuis, j'ai vraiment changé tout mon style de pilotage en essayant de trouver une voiture qui me donne plus ou moins un peu de confiance.
Alors d'où venait cette évolution de vos chronos ?
C'était un peu partout, mais il y a un certain type de virage et un certain style de pilotage que je ne faisais pas bien avec cette voiture. Cela peut arriver dans une carrière de pilote. On saute dans une voiture, comme je l'ai fait en 2021, on ne fait rien [de spécial], simplement on pilote, et on est rapide d'emblée. Et parfois, on saute dans une voiture différente, on pense avoir fait un bon chrono, mais on le compare aux autres et on voit qu'il n'est pas si rapide et qu'il y a plus de temps à trouver. C'est naturel. Mais c'était extrêmement frustrant que ce soit au stade de ma carrière où j'avais une voiture compétitive.
C'est sur un tour que l'écart avec Charles Leclerc est le plus grand. Pourquoi ?
C'est intéressant, car je ne trouve pas que ce soit le cas. Au début de l'année, je n'étais nulle part au niveau des sensations avec la voiture, mais par exemple, à Bahreïn et à Djeddah, je me suis battu pour la pole position et j'étais très proche. À Miami, à Monaco et au Canada sur le sec, j'étais très rapide également. Mais chaque fois que j'abordais un relais de course, j'avais l'impression de ne pas pouvoir faire chaque tour comme en qualifs. Comme si j'étais à deux doigts d'avoir un accident. En course, je trouvais la différence plus grande, car on n'a pas cette pointe de performance du pneu qui donne la confiance, notamment en ce qui concerne le pneu tendre. C'est plus le rythme de course que je dois continuer à améliorer.
Carlos Sainz ne se voit pas si loin de Charles Leclerc en matière de performance
Quel rôle joue la chance dans la carrière d'un pilote ? En Australie, si Fernando Alonso n'avait pas provoqué le drapeau rouge, vous auriez fini votre tour, seriez parti devant, et ça aurait tout changé…
Quand on y pense, il y a tant de choses qui doivent se passer comme il faut lors d'une saison. Vous avez cité un très bon exemple. Si je n'étais pas parti du fond de grille en Australie, je n'aurais probablement pas commis une erreur en me battant pour la dixième ou la onzième place. Cela ne m'aurait pas mis tant de pression à Imola. Lors d'une année, un pilote subit de la pression et des désagréments, et je crois vraiment que c'est sa réaction qui compte.
Au début de l'année, je ne me sentais pas à l'aise dans cette voiture, je ne pilotais pas comme j'aime piloter, je n'ai probablement pas aussi bien réagi aux circonstances que par le passé, et j'ai commis quelques erreurs qui m'ont coûté cher au championnat. Imola, pour être juste, c'était la faute de Daniel et pas la mienne, mais j'ai perdu beaucoup de points au début de l'année et cela m'a mis en difficulté pour toutes les courses. Puis j'ai connu une très bonne série de courses à partir du Canada, avec Silverstone ; j'étais sur le point de finir deuxième en Autriche avec un rythme égal à celui de Charles pendant toute la course, mais zéro, j'ai perdu ces 18 points. C'est comme repartir d'une feuille blanche. Cette saison, j'ai surtout eu le sentiment de ne jamais parvenir à faire une série de bons résultats comme je le faisais auparavant.
Dans le premier tour avec Max à Silverstone, c'était comme si l'ancien Carlos était de retour…
J'étais déjà de retour au Canada. Au Canada, j'ai le sentiment d'avoir fait un pas en avant avec la course que j'ai menée : j'ai poussé Max à la limite, près des murs, sur un circuit où il était difficile de dépasser. Cette année, nous sommes en difficulté avec les départs, et je me suis fait doubler par Max au premier à Silverstone. Ils m'ont donné une seconde chance, et au second départ je n'allais rien lâcher, j'ai fait tout ce que j'ai pu. Bref, j'ai couru avec agressivité, j'ai vraiment fait une bonne course en France, ainsi qu'une bonne course en Autriche…
Et ce tour de Q2 en France ?
Oui. Ce sont ces petites choses qui font prendre confiance, et c'est là que j'ai commencé à avoir le sentiment que je pouvais aussi être rapide avec cette voiture, car au début de l'année, on a toujours ses doutes. Cette voiture va-t-elle jamais me donner la confiance que j'avais avec celle de l'an dernier ? Vais-je un jour trouver le bon pilotage pour mener cette voiture au niveau que je sais être capable d'atteindre ? Ces petits détails contribuent à faire confiance au processus, à tout ce travail que j'ai dû faire. Et bien que je me sois trompé de réglages à de nombreuses reprises, avec mon pilotage, je pouvais dire "OK, ça vient petit à petit". Ce n'est toujours pas une voiture que j'aime, franchement, quant à son pilotage, je dois encore réfléchir beaucoup en pilotant. Et je ne la pilote pas encore complètement naturellement. Mais je sais au moins que si je rassemble tout, je peux être au niveau.
De nos jours, on entend beaucoup plus de pilotes dire qu'ils ont manqué la fenêtre de fonctionnement des pneumatiques. Est-ce étrange ?
Parfois, on parle des pneus parce qu'on a envie de parler des pneus ! Ça peut être n'importe quoi qui soit lié à la voiture. Il y a tant de facteurs dans une F1, tant de variables. C'est sur les pneus qu'il est généralement le plus facile de rejeter la faute, car personne ne les comprend. Alors si je ne les comprends pas, si personne ne les comprend, alors ce sont les pneus. Mais je pense que ça va bien au-delà. Cette année, je trouve qu'il y a tant de choses au niveau du pilotage, avec les boutons sur le volant, avec le peaufinage des détails, que si l'on n'est pas complètement dévoué à la Formule 1, si l'on n'y consacre pas des heures et des heures, on ne peut pas trouver les deux ou trois derniers dixièmes avec ces voitures-là.
À Silverstone, Sainz s'est imposé pour la première fois de sa carrière en F1
Quel rôle a joué la victoire de Silverstone ? Est-ce qu'elle vous a libéré ?
Ce que je vais dire est sûrement un petit cliché, mais j'ai toujours cru avoir la qualité pour être vainqueur en Grand Prix. J'estime que dans un bon jour, je suis meilleur que tous les autres. Mon objectif est d'être dans un bon jour la plupart du temps. Je ne pense pas que la victoire en Formule 1 à Silverstone ait fait disparaître ce sentiment. Être vainqueur en Grand Prix, j'y croyais déjà avant. Et j'y crois maintenant.
Pour moi, c'étaient surtout ces commentaires typiques : "Est-ce que Carlos gagnera un jour ?". Et je dois répondre à cette question auprès des médias, des fans, de ma famille ou de mes amis. "Elle arrivera quand, la victoire ?" Au moins, je n'ai plus besoin de le dire. Elle est là. Je me mets ça dans un coin de la tête. Je n'ai plus à expliquer à quiconque que oui, ça va venir ; ne t'inquiète pas, je vais gagner. C'est la seule chose que je n'ai peut-être plus sur les épaules. Au niveau de ma conviction pure, franchement, depuis mes débuts en 2015 où je me battais avec Max [Verstappen, son coéquipier chez Toro Rosso] et nous étions tous les deux rapides, j'ai dit que nous allions tous deux être bons. J'ai su d'emblée que nous allions tous deux être des vainqueurs en Grand Prix.
Beaucoup de gens saluent votre professionnalisme et votre science du pilotage, mais tout le monde ne dit pas que vous avez du talent pur. Pourquoi ?
Je ne sais pas pourquoi je donne cette impression. Une chose dont je suis vraiment sûr, c'est que tous les coéquipiers qui ont été avec moi, tous les directeurs d'équipe, tous les ingénieurs qui ont étudié mes données, ils me considèrent comme un très grand talent. Car je sais qu'ils ont vu ce dont je suis capable. Ils savent que je suis super rapide sous la pluie – c'est habituellement la caractéristique d'un pilote talentueux – et je suis toujours au niveau en qualifs.
Si le reste du paddock ne le voit pas, peut-être que c'est ma faute et que je ne me mets pas en valeur. Dans la presse, ou quand je parle de mes tours qualificatifs, je ne dis pas : "Oh, j'ai fait le tour de ma vie". Ce n'est pas mon genre. Peut-être qu'un pilote peut y contribuer en se félicitant : "Je fais la meilleure saison de ma carrière. Je fais les meilleurs tours qualificatifs". Et cela incite peut-être tout le monde à dire "Oh oui, oui !". Je ne suis pas comme ça. Mais c'est une bonne remarque, peut-être que vous pouvez poser la question pour moi. Mais je sais que les gens qui travaillent avec moi savent ce que j'ai en moi.
De l'extérieur, la saison de Ferrari ressemble à des montagnes russes. Et à l'intérieur, est-ce plus calme ?
Il y a eu de la frustration, aucun doute là-dessus, ainsi que des mauvais moments comme vous pouvez l'imaginer, mais si j'ai vu une chose, c'est beaucoup d'unité – j'adore ça et c'est aussi grâce à la direction. Il n'y a jamais eu de doigts pointés vers quelqu'un ; or, je pense que c'était une faiblesse de Ferrari auparavant. Si l'on regarde les dix ou quinze dernières années, où Ferrari n'a pas gagné, il y avait toujours quelqu'un qui était pointé du doigt, quelqu'un sur qui rejeter la faute, quelqu'un à virer pour une erreur.
L'ambiance a parfois été délétère chez Ferrari, mais d'après Sainz, c'est mieux de nos jours
Je trouve que cette année, il y a un très grand sentiment d'unité, où nous reconnaissons ne pas être suffisamment bons dans certains domaines pour l'instant et devoir progresser, tout en s'assurant de ne pas faire la même erreur deux fois. Et quand je repense aux erreurs que nous avons commises, chacune est différente : une situation différente, des circonstances différentes. Nous n'avons pas répété les mêmes erreurs. Nous nous sommes juste retrouvés avec un nouveau défi. Et nous essayons de progresser, nous essayons d'être plus solides, nous essayons d'être meilleurs. Nous ne nous étions pas battus pour le titre, pour les victoires, depuis trois ans. Et nous sommes probablement confrontés aux deux écuries les plus complètes dans l'Histoire de la F1, à savoir Mercedes et Red Bull, qui sortent tout juste d'une lutte pour le titre mondial frôlant la perfection. Les faiblesses qu'a encore notre équipe, qui ont été révélées, nous allons essayer de les pallier pour l'an prochain – et déjà dans la seconde moitié de cette saison.
On n'a pas entendu d'histoires folles vous concernant, en tant que pilote Ferrari…
Ce n'est plus comme avant, vu ce qu'on m'a raconté. Je pense que tout le monde est bien plus calme, posé et professionnel. Être pilote Ferrari en Italie… j'étais à Milan la semaine dernière pour un défilé de mode, et c'est incroyable la manière dont les Italiens te traitent quand tu es pilote Ferrari. Dans le monde entier, partout où nous allons, il y a des tifosi. On ne peut dire ça d'aucune autre écurie, et c'est indescriptible car il faut être dans le corps d'un pilote pour ressentir ce que nous ressentons. Mais je peux vous dire que c'est incroyable. Et j'adore ça. C'est une expérience que je n'oublierai jamais jusqu'à la fin de mes jours. Je pourrai toujours dire que j'ai été pilote Ferrari, et c'est quelque chose d'incroyable.
La situation de Daniel Ricciardo vous fait-elle réfléchir à la nature impitoyable de la F1 ?
Chaque pilote le sait, car ça nous arrive à tous à chaque course, à une moindre échelle. Dans ce sport, on a toujours la réputation de sa dernière course, malheureusement. Si c'est généralisé à une saison, on a la réputation de sa dernière saison, et c'est pourquoi Daniel est dans une situation si difficile. Personne ne se rappelle les bons moments ; si l'on est à une demi-seconde lors des dernières qualifications ou de la dernière saison, c'est tout ce qui compte. Et nous ne pouvons rien y faire. Ainsi ce sport nous évalue, ainsi ce sport nous traite.
C'est pourquoi les temps forts sont si forts : quand on gagne, on est un héros. Quand on fait son meilleur week-end, on est le meilleur pilote au monde. Personne n'est meilleur. Mais quand on traverse un moment difficile, c'est un sport qui est très dur. Et je compatis avec Daniel car je sais comme il est bon. J'ai toujours eu énormément d'estime pour lui. Il s'est retrouvé dans une voiture et dans une équipe où il n'a peut-être pas été à l'aise, et c'est suffisant pour qu'une carrière prenne un autre embranchement. Il va peut-être prendre une année sabbatique, peut-être pas. S'il revient dans deux ans et gagne une course, personne ne se souviendra des deux ans avec McLaren. C'est pourquoi, en Formule 1, il faut toujours se concentrer sur la course suivante, car lors de la course suivante, on peut faire changer tout le monde d'avis.
Avec Benjamin Vinel
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