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Quand la carrière d'un pilote de F1 ne dura que 800 mètres

Les débuts en Formule 1 de Nikita Mazepin, à Bahreïn, n'ont duré que quelques mètres, mais une saison complète l'attend grâce à ses soutiens financiers. En 1993, Marco Apicella n'a, lui, été pilote de Grand Prix que pendant 800 mètres. Voici son histoire.

Marco Apicella, Jordan J193 Hart

Marco Apicella, Jordan J193 Hart

Rainer W. Schlegelmilch

Tous les pilotes rêvent de courir en Formule 1. Ils rêvent d'être invité à la plus exclusive des tables du sport automobile et, une fois assis, d'imiter les plus grands dans leur quête de champagne et de titres. Ce dont ils ne rêvent pas, c'est de trouver le moyen d'accéder à la F1, d'avoir un accident quelques mètres avant le premier virage, et de ne plus jamais être convié au dîner. Hélas, c'est le sort qu'a connu Marco Apicella, dont le passage en catégorie reine a pris fin après à peine 800 mètres.

En 1993, Apicella a été appelé au dernier moment par Jordan pour faire équipe avec Rubens Barrichello au Grand Prix d'Italie. Thierry Boutsen venait de quitter l'écurie à cause de résultats décevants et il fallait le remplacer, le Belge ayant lui-même pris la place auparavant d'un Ivan Capelli dont la confiance avait été effritée par son passage chez Ferrari. Eddie Jordan avait misé sur des pilotes expérimentés pour mener l'équipe tout en laissant Barrichello progresser, mais ni Capelli ni Boutsen n'avaient réussi à se hisser au niveau du Brésilien. Jordan décida donc d'utiliser ce baquet libre pour tester quelques jeunes pilotes, tous venant également avec des soutiens financiers.

Apicella fit carrière en monoplace avant sa brève apparition en F1, accédant à la Formule 3000 en 1987, où il pilota pour l'équipe EuroVenturini. Malgré un châssis Dallara incapable de concurrencer ce qui se faisait de mieux à l'époque, il parvint à signer une cinquième place lors de la manche de Spa-Francorchamps, interrompue avant son terme en raison d'un énorme accident survenu entre Alfonso de Vinuesa et Luis Pérez-Sala.

Marco Apicella en 1993.

Marco Apicella en 1993.

Apicella réalisa un très bon début de saison 1988 sous les couleurs de First Racing, terminant deuxième à Monza, avant de souffrir de la comparaison face à un coéquipier plus expérimenté en la personne de Pierluigi Martini. Toujours chez First Racing en 1989, il passa du châssis March au châssis Reynard et boucla le championnat à la quatrième place. La saison suivante il termina sixième, après être passé tout près de sa première victoire, au Grand Prix de Pau, finalement achevé dans un rail de sécurité. Puis il fut recruté par Paul Stewart Racing avec à la clé la cinquième place du championnat, mais toujours sans la moindre victoire.

Pendant ses années de F3000, Apicella fut invité par Minardi à faire des tests en F1, puis se trouva très proche d'un accord avec l'écurie Modena, dont la monoplace était conçue par Mauro Forghieri, ancien designer de Ferrari.

"J'ai commencé à tester des F1 à la fin de l'année 1987 avec Minardi, avec le moteur Motori Moderni", se souvient Apicella. "J'ai fait des tests pour Minardi jusqu'en 1990. J'ai testé quelques voitures, avec différents moteurs. J'étais en quelque sorte pilote d'essais, mais ça n'était pas vraiment officiel. Vous savez, [Giancarlo] Minardi essayait toujours d'aider les jeunes, surtout les Italiens. C'est la seule personne qui m'ait donné cette chance au début de ma carrière. Après Minardi, j'ai fait des essais avec la Lamborghini F1 en 1991, où j'aurais probablement pu être pilote. Mais en fin de compte, Eric van de Poele, qui a couru avec [Nicola] Larini l'année suivante, a pris ma place. Nous avions fait des essais à Magny-Cours et Estoril : la voiture n'était pas vraiment bonne, mais ça allait. C'était une toute nouvelle voiture à l'époque."

Marco Apicella, Mauro Forghieri, Eric van de Poele, et Nicola Larini.

Marco Apicella, Mauro Forghieri, Eric van de Poele et Nicola Larini.

Devant le peu d'opportunités s'offrant à lui en Europe pour 1992, Apicella prit la décision de s'exiler en F3000 japonaise, rejoignant l'équipe d'usine de Dome. Il affrontait là-bas son compatriote Mauro Martini, mais également d'autres expatriés comme Ross Cheever, Roland Ratzenberger et Eddie Irvine, et bien sûr les héros locaux Toshio Suzuki et Naoki Hattori. Alors que Martini décrocha le titre, il termina dixième et meilleur pilote Dome. Il rempila pour 1993 et signa sa première victoire, à Sugo. 

La F1 semblait alors être un rêve lointain, mais Apicella avait eu des contacts avec Jordan les années précédentes, discutant même pour un baquet dans l'équipe en 1991. Boutsen hors du coup, Jordan avait de nouveau un volant disponible pour le Grand Prix d'Italie, ainsi que le numéro de téléphone d'un pilote italien qui connaissait particulièrement bien le tracé de Monza.

"Avec Eddie Jordan, nous nous connaissions depuis la Formule 3000", raconte Apicella. "J'étais très près de courir pour lui en 1991, mais ça ne s'était pas fait. Il me connaissait, je le connaissais, j'étais au Japon avec Eddie Irvine et d'autres, donc nous étions toujours en contact. Il était surtout en contact avec Eddie Irvine, car c'était son pilote, même au Japon. Mais je crois qu'il a pensé à moi car il s'est dit : 'Marco est italien, je peux lui donner sa chance pour le Grand Prix d'Italie'. Alors il m'a appelé quelques fois [quand j'étais] au Japon, puis nous avons trouvé un accord pour Monza."

La Jordan 193 était une voiture bonne mais peu spectaculaire, qui n'avait pas encore inscrit de points malgré l'omniprésence de Barrichello en milieu de grille, la faute à des problèmes de fiabilité et de réglages. Avant le Grand Prix d'Italie, Apicella eut droit à deux journées d'essais à Imola pour la découvrir. Aujourd'hui consultant technique pour Autosport, Tim Wright était à l'époque l'ingénieur de ce côté du garage, puisqu'il avait suivi Boutsen chez Jordan après son départ du projet Endurance de Peugeot.

Marco Apicella au volant de la Jordan J193 à moteur Hart.

Marco Apicella au volant de la Jordan J193 à moteur Hart.

"Je crois que Thierry s'est rendu compte que ça ne faisait pas du tout avancer sa carrière", confie Wright. "Ils ont décidé que Spa serait sa dernière course [chez Jordan], puis il y a eu une défaillance de l'embrayage au départ. Il a dû faire un demi-tour ou quelque chose comme ça. Ça faisait partie de ces mauvaises années. Je pense qu'il s'est dit que c'en était trop. Nous avons connu beaucoup de problèmes avec le moteur. Brian [Hart] était un grand ingénieur, mais ce n'était pas l'une de ses plus grandes réussites. Nous avions beaucoup de problèmes : les soucis d'embrayage de Thierry et puis les pannes de moteur. Ce n'était pas une bonne année du tout. Mais le châssis était [aussi] atroce. C'était un châssis avec un mono-amortisseur à l'avant, et c'était dur de le faire fonctionner correctement."

Une fois à Monza, Apicella sembla se familiariser assez vite avec la Jordan, bouclant les premiers essais libres aux 19e et 18e places. Il devança même Barrichello lors de la première séance, malgré un tête-à-queue au second Lesmo alors que la piste était humide. À l'issue des qualifications, Barrichello assura la 19e place sur la grille, tandis qu'Apicella était 23e à seulement une demi-seconde de son coéquipier, devant Christian Fittipaldi (Minardi), Luca Badoer (Scuderia Italia) et le débutant Pedro Lamy (Lotus).  

"Le châssis et l'aérodynamique étaient très, très bons", assure Apicella quand il parle de la Jordan 193, ignorant peut-être les ennuis auxquels les ingénieurs faisaient face. "Le principal problème, c'était le moteur. C'était un très bon moteur pour piloter, mais il n'avait pas assez de puissance. À Monza, où il faut beaucoup de puissance, la voiture n'était malheureusement pas aussi rapide qu'elle aurait dû l'être, que ce qu'elle avait montré à Suzuka ou sur d'autres circuits plus lents."

"C'était la première voiture que je pilotais avec une boîte semi-automatique. La difficulté pour moi était de me retrouver en piste au bon moment, car à cette époque, il n'y avait que 12 tours [par séance de qualifications]. Eddie m'a envoyé en piste dès le début, peut-être parce qu'il craignait que je gêne les top teams, mais la piste n'était pas parfaite car elle était encore humide. À la fin des qualifications, je pense que ce n'était pas si mal, car il n'y avait pas une si grosse différence avec Rubens et j'étais plutôt satisfait."

Apicella gagna même une place sur la grille avant le départ, car JJ Lehto cala au volant de sa Sauber et fut renvoyé en fond de peloton. C'est toutefois cet événement malencontreux pour le Finlandais qui déclencha la suite des événements survenus jusqu'au premier virage. Pourtant du côté sale de la piste, Apicella prit un bon envol à l'extinction des feux, mais au milieu d'un peloton très resserré, il fut heurté par Lehto. Ce dernier traversa la piste et accrocha également Barrichello dans le fracas de ce premier tour. Envoyé dans l'herbe, Apicella se retrouva en sens inverse, avec une monoplace beaucoup trop endommagée pour espérer continuer.

"C'était un désastre !", s'exclame encore aujourd'hui Apicella. "Je connaissais très bien Monza, car je suis italien et j'ai fait de nombreuses courses là-bas. Je connaissais très bien la première chicane donc j'étais très, très prudent. Mais quelqu'un m'a heurté, et c'était terminé..."

Le départ chaotique du Grand Prix d'Italie 1993.

Le départ chaotique du Grand Prix d'Italie 1993.

Son engagement en F3000 japonaise demeurant prioritaire, Apicella fut contraint de céder son baquet à son compatriote Emanuele Naspetti pour le Grand Prix suivant, au Portugal. Naspetti était plus expérimenté, ayant fait des essais pour Jordan auparavant et participé à quelques Grands Prix en 1992 avec March. Mais il fut victime d'une casse moteur, puis Jordan fit appel à Irvine pour Suzuka, circuit que l'Irlandais connaissait très bien et où il impressionna en signant la huitième place en qualifications, quatre positions devant Barrichello. Les deux hommes allaient enfin ouvrir le compteur de Jordan pour la saison 1993.

La chance d'Apicella était passée. Très souvent, on lui attribue le triste honneur d'avoir connu la carrière la plus courte d'un pilote de F1 s'étant qualifié pour une course. Pourtant, le pilote allemand Ernst Loof n'avait parcouru que quelques mètres après le départ du Grand Prix d'Allemagne au Nürburgring, en 1953. Quoi qu'il en soit, la carrière de 800 mètres de Marco Apicella fut probablement trop courte, surtout quand on se souvient de son bilan en F3000 face à des pilotes alors plus expérimentés.

"J'avais un peu de peine pour eux [Apicella et Naspetti]", admet Tim Wright. "Eddie essayait juste de trouver quelqu'un qui aurait pu avoir un peu de talent, et ils ont été jetés là. Apicella, notamment, ne connaissait pas du tout la voiture. Naspetti avait probablement fait plus d'essais avec. Mais ce n'était pas une auto facile à piloter."

 

Apicella boucla sa saison de F3000 au Japon avec Dome à la quatrième place du championnat, avant d'y décrocher le titre en 1994 face à Andrew Gilbert-Scott, avec trois succès à la clé. Quand Dome projeta de s'engager en Formule 1 pour la saison 1997 avec une monoplace motorisée par Mugen Honda, il mena les premiers essais aux côtés de Naoki Hattori et Shinji Nakano. Mais une fois de plus, l'opportunité ne se concrétisa pas puisque Dome ne donna pas suite à son projet.

"[Minoru] Hayashi, le propriétaire de Dome, était un bon ami de M. Honda", explique Apicella. "Tous les deux voulaient en faire plus et à cette époque, au Japon, l'économie se portait bien. Ils ont donc essayé, ils ont construit une voiture, ils l'ont testée, puis quelque chose a mal tourné. Peut-être l'argent, en fin de compte, qui était toujours le principal problème ! Je ne peux pas vous dire quel était le niveau de la voiture, car nous l'avons testée à Suzuka mais sur le circuit court, puis à Tokachi, une piste qui n'a jamais été utilisée en F1. [Mais] elle était bonne, le moteur était bon. La voiture paraissait bonne et j'avais eu une belle expérience avec eux. Je savais qu'ils savaient construire de bonnes voitures, qu'ils avaient une bonne soufflerie. Les ingénieurs étaient tous très bons. Je suis certain qu'ils auraient pu faire une voiture. Rapide à quel point ? Je ne sais pas."

Après sa carrière en monoplace puis l'abandon du projet Dome, Apicella prit la direction du GT japonais au tournant des années 2000 et participa également à cinq reprises aux 24 Heures du Mans. Il mit un terme à sa carrière en 2009. Aujourd'hui, il est pilote d'essais indépendant pour différents constructeurs, dont Dallara, et travaille également pour le fabricant de casques Stilo. Malgré un passage furtif en F1, Apicella a au moins vécu le rêve d'être pilote de Grand Prix le temps d'un week-end. Si le sort en avait décidé autrement, il aurait sans doute pu rester plus longtemps, comme de nombreux autres pilotes. 

 

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