Analyse

Comment l'imposant projet Toyota F1 a capoté

Alors que Honda s'apprête à quitter la Formule 1 (encore une fois !) fin 2021, retour sur les exploits d'un autre constructeur japonais qui a dépensé trop d'argent, s'est adapté trop lentement, a trop peu accompli et est parti trop tôt à cause d'une crise économique...

Timo Glock, Toyota TF109

Photo de: Rainer W. Schlegelmilch

Contenu spécial

Motorsport.com vous propose un contenu spécial de qualité.

C'est paradoxal, mais si Toyota a marqué l'Histoire de la Formule 1 à un moment précis, c'est lorsqu'une de ses voitures se faisait dépasser. Comment oublier qu'en faisant le pari de rester en pneus pour le sec sous une averse à la fin du Grand Prix du Brésil 2008, Timo Glock a failli priver Lewis Hamilton du titre mondial, avant que le pilote McLaren ne récupère une cruciale cinquième place dans le tout dernier virage face à l'Allemand en difficulté ?

D'une certaine manière, c'était typique de Toyota. Glock et son coéquipier Jarno Trulli ont fini dans les points, l'écurie a pris la cinquième place du championnat des constructeurs, et la compagnie mère a été proclamée plus grand constructeur automobile au monde deux mois plus tard... et pourtant, la décision a été prise de quitter la Formule 1 par la petite porte un an après. Les rêves de gloire se sont écrasés sur les rochers de la crise financière de 2008.

Lewis Hamilton, McLaren MP4-23 Mercedes

Le directeur d'équipe Tadashi Yamashina a pleuré lors de la conférence de presse où Akio Toyoda, président de l'entreprise et petit-fils de son fondateur, a annoncé son retrait immédiat de la F1. Toyoda a présenté ses excuses pour l'échec de Toyota à remporter la moindre course en F1, a fait référence au contexte économique difficile – avec une perte de plus de trois milliards d'euros pour l'entreprise – et a évité de mentionner les nouveaux Accords Concorde signés seulement quelques semaines auparavant.

Tout paraissait si différent lorsque Toyota a annoncé en 1999 son intention de s'engager en F1. Directeur de Toyota Motorsport, Ove Andersson a alors confirmé que l'écurie resterait basée à Cologne (Allemagne), où elle avait déjà orchestré ses sept titres en WRC.

Une première visite à l'usine a montré son envergure sans précédent en Formule 1, conçue pour faciliter la mise à disposition de voitures clientes et de pièces de rechange en rallye. Les moteurs et les boîtes de vitesses étaient produits en interne, l'équipe de course avait l'expérience de deux saisons en Endurance, et il y avait déjà une soufflerie sur place.

L'inscription de l'équipe a été faite en 2000, avec l'espoir de courir en 2001. Un espoir vite abandonné : le plan initial était de se rendre sur autant de Grands Prix que possible en testant le lendemain, mais il est vite apparu que la voiture n'était pas compétitive.

Toyota a donc préféré perdre une caution de 11 millions de dollars pour passer l'année à faire des essais. Et comme s'en souvient Allan McNish, le programme de tests avait ses mérites : "Il a permis beaucoup de roulage pour la fiabilité et d'avoir de la cohésion dans le personnel de l'équipe. En fin de compte, la voiture de course avait très peu de points communs avec la voiture d'essais, à part le moteur."

Mika Salo, Toyota TF101 leads teammate Allan McNish, Toyota TF101

La participation de McNish découlait de son implication dans le projet Le Mans de Toyota en 1999, au volant de l'une des trois GT-One. Sans contrat après la course, l'Écossais était sur le point de signer pour Audi lors qu'il a reçu un coup de fil d'Andersson.

"Il m'a demandé si je voudrais discuter d'un programme de Formule 1 dont, à vrai dire, j'avais entendu parler, mais que je n'avais jamais envisagé", se remémore McNish. "Le timing n'était pas idéal pour moi en termes d'âge – j'avais 32 ans pour la première course – et j'étais bien installé en Endurance à ce stade, mais c'était une opportunité qui n'allait jamais se représenter."

Avec Mika Salo, 35 ans, dans l'autre voiture, les dirigeants de Toyota avaient clairement pour priorité la maturité et l'expérience. McNish se rappelle toutefois comment les choses ont commencé à changer entre sa signature avec Andersson et le début des essais.

"Quand j'ai signé, Ove menait la danse et la structure était assez claire, mais plus on se rapprochait de la première course, moins il dirigeait et plus d'autres gens l'entouraient. Généralement, ils n'avaient pas d'expérience en sport automobile. Parfois, on avait l'impression qu'ils n'en savaient pas plus que nous. Quand nous avons commencé, il n'y avait dans l'équipe de course qu'un ingénieur qui ait de l'expérience en Formule 1. Par conséquent, quand nous sommes allés à Melbourne pour la première course, c'était véritablement la première course. Il y avait beaucoup de naïveté, au début."

Allan McNish and Mika Salo

Cette saison 2002 a pourtant bien commencé. Salo s'est qualifié dixième et a marqué un point dans deux des trois premières courses, certes grâce à de nombreux abandons, mais cela a incité Toyota à revoir ses objectifs à la hausse. À tort.

"Au début, nous étions raisonnablement compétitifs, mais c'était parce que la voiture roulait depuis novembre", explique McNish. "La plupart des écuries n'avaient leurs voitures que depuis deux ou trois semaines. Avec notre compréhension de la voiture et une bonne fiabilité, nous avions déjà atteint la performance maximale en arrivant à Melbourne, alors que les autres commençaient tout juste à libérer leur potentiel."

"Après les premières courses, les attentes sont passées d'être simplement respectable à devoir finir dans le top 6 chez les constructeurs. Cela a mis beaucoup de pression sur le personnel, et la frustration a commencé à s'accumuler."

Mr. Tomita, Mika Salo, Gustav Brunner and Allan McNish with the TF102 in Tokyo

Côté opérationnel, la rigueur de la F1 faisait des ravages : la TF102 conçue par Gustav Brunner n'a pas été développée au fil de la saison, mais l'écurie n'a pas tardé à comprendre la nature implacable de cette compétition.

"La première année a été une grande leçon pour l'équipe", poursuit McNish. "Pouvoir construire, tester et faire courir une voiture, c'est bien, mais quand on doit faire les trois en même temps, c'est une autre histoire. Les essais n'étaient pas limités à l'époque, nous testions donc énormément la voiture 2002, tout en la faisant courir et en construisant la voiture 2003. C'était une quantité de travail immense et cela les a pris de court."

Côté management, l'un des personnages sur le devant de la scène était Tsutomu Tomita, qui a fait ses gammes chez Toyota en travaillant sur la conception moteur dans les années 1970 avant de monter les échelons jusqu'à prendre la responsabilité des programmes sport auto de l'entreprise en 1996. C'est Tomita qui a établi la stratégie d'une arrivée en Formule 1 et qui, en tant que membre du conseil d'administration, a obtenu le financement nécessaire. Le plan était de tout faire en interne, à la Ferrari, d'où des ressources humaines bien supérieures à celles de la concurrence.

L'écurie a fini sa première saison à la dixième place du championnat des constructeurs, sans marquer davantage de points. Seul Arrows était derrière, ayant déposé le bilan à la mi-saison. Pour une entreprise si fière de son envergure mondiale, c'était un véritable échec. Les grandes manœuvres n'ont pas tardé, et les pilotes en ont été les victimes : McNish et Salo ont été remplacés par Cristiano da Matta, Champion en titre de CART, et le vétéran français Olivier Panis.

Cristiano da Matta,  Toyota TF103

La saison 2003 a produit une légère amélioration, mais il n'y avait pas de quoi être fier, avec la huitième place chez les constructeurs devant une écurie Jordan sur le déclin et la petite Scuderia Minardi. Tomita a rejoint l'usine de Cologne à plein temps et Andersson a pris sa retraite (demeurant toutefois consultant Toyota). C'était une mauvaise surprise pour la dernière recrue de l'équipe, le directeur technique Mike Gascoyne, en provenance de Renault.

"Quand Ove m'a approché, je ne me suis pas rendu compte de la difficulté de la situation", se remémore Gascoyne. "Il a expliqué qu'ils voulaient atteindre le niveau supérieur en performance, qu'ils avaient d'excellentes infrastructures et voulaient faire les choses comme il faut. C'est vraiment ce que l'on veut entendre. J'y suis donc allé, mais j'ai appris en arrivant – littéralement le premier jour – qu'Ove était sur le départ."

Tomita a décidé de recruter John Howett, qui avait travaillé chez Toyota en rallye avec Andersson dans les années 1970 et a fait carrière au sein du constructeur japonais et de sa filiale Lexus. Un parfait ambassadeur de la boîte, en somme.

"Quand j'allais au Japon avec John, je me rendais compte à quel point il était malin avec les patrons japonais, surtout au niveau du conseil d'administration", poursuit Gascoyne. Mais à Cologne, ça n'allait pas. "Chez Renault, j'avais le soutien total de Flavio Briatore, mais quand j'ai rejoint Toyota à l'initiative d'Ove, je me suis rendu compte que John avait pris les commandes et que lui et moi avions des approches très différentes."

"On me disait que le budget technique était de 384 millions d'euros mais que mon objectif devrait être de le réduire de 2%, ou que mon challenge serait d'économiser 5%. Ça n'avait pas de sens à mes yeux. Je disais à John, 'dis-moi juste combien je dois dépenser'. Il ne comprenait pas que l'argent dépensé se transformait directement en temps au tour. C'était un gars corporate, et moi je voulais faire la course. C'était ça la différence."

Mike Gascoyne, Toyota Racing technical director chassis

Arrivé fin 2003, Gascoyne n'a pas vraiment pu influencer la voiture 2004, qui a mené l'équipe à une nouvelle huitième place au championnat des constructeurs, avec neuf points contre 16 l'année d'avant.

"L'équipe m'a montré les données aéro de la TF104, c'est comme ça qu'ils mesuraient tout", explique Gascoyne. "Ils en étaient satisfaits, mais se plaignaient que la voiture avait un problème de freinage. J'ai regardé l'aéro, et il y avait 20% d'appui de moins que Renault, donc inutile d'essayer de freiner au même endroit qu'Alonso. Nous n'avions pas un problème de freinage, nous avions un problème d'appui !"

Ni da Matta ni Panis n'ont fini la campagne, le Brésilien quittant l'écurie à la mi-saison et le tricolore prenant sa retraite après le Grand Prix du Japon, avant-dernière manche de l'année. Ils ont été remplacés par Ricardo Zonta et Jarno Trulli. La stabilité était un concept lointain.

"C'était très facile pour eux de pointer [les pilotes] du doigt", suggère McNish. "C'est comme les changements d'entraîneur en football, ce n'est qu'une personne par rapport à l'équipe entière, c'est donc un changement facile à faire." Avoir de nouveaux pilotes contribue rarement aux performances de l'écurie mais peut donner l'impression au propriétaire de l'écurie qu'il fait quelque chose pour résoudre le manque de performance, souligne l'Écossais.

Ricardo Zonta

En 2005, avec la première monoplace produite sous le leadership de Gascoyne, Trulli a été conservé et associé à Ralf Schumacher, en provenance de Williams. L'Allemand a signé un juteux contrat, en témoigne la réaction de son manager Willi Weber, stupéfait mais ravi, réfugié dans le motorhome Jaguar au Grand Prix d'Europe 2004. "Ils viennent de le faire signer", a-t-il alors fait savoir, "et quelqu'un est en train de courir dans un couloir à Tokyo en agitant un fax et en criant 'on a signé Schumacher'. Mais ils ont le mauvais !"

Le début de saison 2005 a été prometteur : Trulli s'est qualifié deuxième à Melbourne (avec ces qualifications en deux segments cumulés, qui n'ont pas fait long feu) et s'est aisément maintenu à cette position jusqu'au 17e tour, lorsqu'il a souffert de cloques sur un pneu. Gascoyne a été convoqué au Japon, où il lui a été indiqué que se qualifier deuxième et finir hors des points était inacceptable. Trulli s'est cependant classé deuxième des qualifications et de la course en Malaisie, puis a profité de l'abandon de Michael Schumacher à Bahreïn pour monter sur la deuxième marche du podium à nouveau en étant parti troisième. Les dirigeants de l'entreprise n'avaient plus rien à dire.

Bien qu'il y ait eu trois podiums supplémentaires, en Espagne pour Trulli puis en Hongrie et en Chine pour Schumacher, le niveau de performance a décliné. Schumacher a signé la pole position sur les terres de Toyota au Japon, mais n'a pu finir que huitième, tandis que la pole de Trulli à Indianapolis s'est avérée inutile, en raison du forfait des 14 voitures équipées de pneus Michelin pour raison de sécurité.

Ralf Schumacher,  kicks his Toyota TF105

Toyota est justement passé aux pneus Bridgestone en 2006, malgré la désapprobation de Gascoyne : "Ce n'était pas ma décision. C'est le Japon corporate (sic) qui a fait un deal basé sur [les pneus pour les voitures de série], ça n'avait rien à voir avec ce dont le programme F1 avait besoin. Sans ce qui s'est passé à Indianapolis, je crois que Jarno aurait pu gagner cette course et que nous aurions battu Ferrari pour la troisième place du championnat des constructeurs."

Toyota a fini quatrième, à 12 points de la Scuderia, et semblait enfin monter en puissance. Mais en 2006, un seul point a été marqué lors des deux premières courses. La différence entre les pneus Bridgestone et Michelin n'était pas qu'une question d'adhérence : leur profil était plus long et ils étaient plus rigides sur le côté, ce qui influençait la dynamique de l'aérodynamique et du châssis à l'inverse de la direction empruntée par Toyota depuis des mois. Le train avant a dû être revu en profondeur, avec des conséquences en cascade sur le reste de la voiture.

De plus, la F1 est passée des moteurs V10 3l aux V8 2,4l cette année-là : les moteurs étaient donc moins volumineux. Cela faisait trop de changements pour les ressources disponibles : il fallait une toute nouvelle monocoque ou une nouvelle boîte de vitesses (plus longue), voire les deux. La voiture 2006 définitive n'a donc pas été prête tout de suite.

Podium: second place Kimi Raikkonen, McLaren, Race winner Fernando Alonso, Renault F1 Team, third place Ralf Schumacher, Toyota

Un podium pour Schumacher lors de la troisième course de la saison à Melbourne a démontré le potentiel du package, mais Gascoyne s'est alors retrouvé dans une réunion où on lui a présenté une liste de huit choses qu'il aurait mal faites. "Je me rappelle la troisième : 'Le dirigeant prend trop de décisions basées sur son instinct et son expérience'. C'était le problème, car en sport auto, il faut prendre une décision et s'y tenir, mais l'approche chez Toyota était de suivre le processus, rassembler toutes les informations et arriver à une conclusion six mois plus tard."

Cette approche baptisée Toyota Way dans la langue de Shakespeare est un ensemble de 14 principes guidant le management de Toyota Motor Corporation. Ceux-ci incluent Kaizen – un procédé de travail basé sur l'amélioration constante – et Genchi Genbutsu, ce qui signifie littéralement "va voir toi-même pour comprendre le système en détail". Pour prendre les décisions qu'il jugeait nécessaires afin que Toyota puisse rivaliser avec ses concurrents au lieu de faire le nombre, Gascoyne demandait trop d'indépendance. Il a été poussé vers la sortie.

L'écurie a chuté à la sixième place du championnat en 2006 et en 2007, et Tomita est rentré au Japon, remplacé par Tadashi Yamashina. La cinquième place en 2008 a été suivie par un très bon début de saison en 2009 pour la nouvelle réglementation technique, avec trois podiums dans les quatre premières courses, sans oublier une première ligne monopolisée à Bahreïn. Puis sont arrivés des résultats financiers catastrophiques...

Kazuki Nakajima, Williams FW31 Toyota, battles with Kamui Kobayashi, Toyota TF109

Avec le recul, compte tenu des fréquents changements de pilotes, d'un management inexpérimenté et d'un besoin désespéré de gagner en respectant la Toyota Way pour faire plaisir au président Toyoda, il est clair que le géant nippon n'a jamais compris la F1.

"C'était une opportunité manquée", déplore McNish. "C'était très formateur pour les membres de l'équipe, notamment de vrais talents comme Dieter Gass, Jens Marquardt et Richard Cregan, qui ont beaucoup accompli par la suite en sport auto. En fin de compte, Toyota avait trop d'objectifs élevés en F1 sans avoir de compréhension profonde de ce qui était nécessaire pour les réaliser. L'équipe a titubé au début, a pris un peu d'élan, a atteint le stade où elle pouvait commencer à se battre pour la victoire, mais a alors été rattrapée par les événements mondiaux."

Gascoyne est d'accord : "Ils n'étaient pas loin de réussir. Je n'ai jamais eu de problème dans mon équipe de design, nous voulions juste faire notre travail, et il y avait beaucoup de personnes vraiment talentueuses. Ce qui nous a coûté, c'est un manque de compréhension par la hiérarchie. Trop de gens qui écrivaient des rapports indiquant 'nous aurions gagné si...'. Je disais que le seul rapport qui comptait, c'étaient les résultats publiés par l'entreprise de Bernie Ecclestone le dimanche à 16h. Je ne suis pas sûr qu'ils aient apprécié."

Kamui Kobayashi, Toyota TF109

Rejoignez la communauté Motorsport

Commentez cet article
Article précédent Le premier test "sidérant" de Schumacher en F1
Article suivant Honda continuera d'aider Red Bull sur ses moteurs en 2022

Meilleurs commentaires

Il n'y a pas de commentaire pour le moment. Souhaitez-vous en écrire un ?

Abonnez-vous gratuitement

  • Accédez rapidement à vos articles favoris

  • Gérez les alertes sur les infos de dernière minute et vos pilotes préférés

  • Donnez votre avis en commentant l'article

Motorsport Prime

Découvrez du contenu premium
S'abonner

Édition

France