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Sir Frank Williams : la genèse d'un géant de la F1

Sir Frank Williams est parti, après une vie couronnée d'un incroyable succès en Formule 1. Mais rien n'a été facile. Car le début de sa carrière a été marqué par des combats contre vents et marées, un travail acharné et le mépris des autres concurrents. On vous raconte la genèse d'un géant.

Frank Williams, Williams

David Hutson / Motorsport Images

Frank Williams (1942-2021)

Frank Williams, emblématique fondateur de l'écurie éponyme, s'est éteint à l'âge de 79 ans. La rédaction de Motorsport.com lui rend hommage.

Officiellement, tout a commencé il y a 44 ans, mais ce n'est pas vrai du tout. Deux ans seulement après sa création, Williams Grand Prix Engineering est devenu la nouvelle force irrésistible en Formule 1, mais cette ascension soulève une vieille question : combien de nuits faut-il pour devenir tout à coup une sensation ? Huit longues années d'agitation, de tragédie, d'opportunités manquées et gaspillées, de faux départs et de déceptions ont précédé ce qui fut la dernière chance de Frank Williams de concrétiser en F1 des ambitions auxquelles il avait toujours cru.

Frank a un temps couru lui-même, avant de sagement admettre qu'il était plus fort pour monter et faire courir des voitures de course que pour les piloter. Son premier inspirateur était un bon ami, Piers Courage, qui avait signé une prometteuse deuxième place à Monaco en 1969 au volant d'une Brabham. Il avait perdu la vie un an plus tard dans un terrible accident à Zandvoort, à bord d'une De Tomaso née d'une collaboration avec le talentueux ingénieur italien Gian Paolo Dallara. Tant de promesses cruellement étouffées dans les dunes néerlandaises.

Plus d'un aurait abandonné cet univers violent sur le champ, mais les gens qui font de la course automobile sont faits différemment, et bizarrement. Williams était anéanti, évidemment, mais il n'était pas question d'arrêter. Il s'est accroché et a recommencé. Peu de monde l'a pris au sérieux en F1. Certains le surnommaient "Wanker Williams", avec peu de considération pour quelqu'un qui était parfois contraint de passer ses appels professionnels depuis une cabine téléphonique, lorsqu'il ne pouvait pas payer la facture de sa ligne pour sa base de Bennet Road, à Reading.

En 1975, il était désespéré. Puis son vieil ami Dallara lui a présenté le magnat austro-canadien du pétrole, Walter Wolf, également excentrique et passionné de course. C'était un homme qui avait les moyens de l'aider. Wolff maintient qu'il n'a jamais acheté d'actions dans Frank Williams Racing Cars, mais Frank affirmait que son mécène détenait 60% et avait remboursé des dettes à hauteur de 140 000 £. Pourquoi ? Tout simplement parce que Wolf aimait Frank, ce qui n'est pas une surprise. Irrépressible, énergique et prompt à sourire, c'était un homme facile à aimer, et en qui croire pour certains (malgré tout).

Frank Williams dans son atelier.

Frank Williams dans son atelier.

Mais en 1976, les monoplaces chéries par Frank furent engagées sous la bannière Walter Wolf Racing, aussi bien la peu compétitive Hesketh 308C que la Wolf-Williams FW05. Que ce soit officiellement ou non, Frank n'était maintenant qu'un employé. Ce qui n'allait jamais passer, et ouvrait la porte à un dernier coup de dés. Mais alors qu'il tentait sa chance une dernière fois, il prit la décision la plus cruciale – et la meilleure – de sa vie : convaincre un jeune ingénieur de le suivre. Et Patrick Head accepta.

Fils d'un militaire qui courait avec des Jaguar dans les années 50, Head était lui aussi un cocktail de contradictions apparentes. Après une brève expérience dans la marine, il avait obtenu un diplôme d'ingénieur et s'était orienté vers le sport automobile, gagnant ses galons chez Lola. Direct, logique mais porté par le flair créatif d'un esprit libre, Head avait travaillé en freelance au début des années 70, jusqu'à ce qu'il soit présenté à Williams par Guy Edwards.

Williams avait repéré une âme sœur, mais la confiance de Head en son nouvel ami était remarquable. Après avoir travaillé en étroite collaboration avec Harvey Postlethwaite et apporté une contribution significative à la nouvelle Wolf WR1, Patrick tournait le dos à une équipe bien financée qui venait d'engager Jody Scheckter – et qui allait étonnamment gagner son premier Grand Prix – pour un homme qui venait de prendre un bail dans un ancien entrepôt de tapis à Didcot et qui n'avait rien pour le remplir.

Pour le paddock F1, c'était toujours le bon vieux "Wanker Williams" qui arrivait lorsque la nouvelle entité débarqua au Grand Prix d'Espagne 1977 avec une March 761 supposément datée, confiée au pilote belge Patrick Nève. Il s'est avéré que le cofondateur de March, Max Mosley, avait vendu un modèle de rebut. La peinture orange encore visible sous la carrosserie faisait penser à la livrée Beta Tool de Vittorio Brambilla en 1975, mais elle était peut-être même encore plus ancienne (imaginez le sourire de Mosley). La septième place à Monza était le meilleur résultat possible pour Nève et la voiture qu'il pilotait. Mais tout cela n'était qu'un prélude. De retour à l'entrepôt, Head préparait la voiture qui allait réellement donner le coup d'envoi de cette remarquable histoire.

Il n'y avait rien de particulier sur la FW06 de 1978, mais pour une F1 conventionnelle de l'époque, elle était soignée et conçue logiquement comme une base sur laquelle l'équipe pouvait s'appuyer. Chose significative également, elle portait de nouvelles couleurs. Williams avait trouvé le premier sponsor issu du Moyen-Orient en F1, Saudia Airlines ayant été convaincu par la vision de Frank. Et pour couronner le tout, l'équipe avait un nouveau pilote pour ce qui était encore une voiture unique. Avec Alan Jones, ni Williams ni Head n'avaient encore pris conscience de la pépite qu'ils venaient de trouver.

Alan Jones au volant de la Williams FW06.

Alan Jones au volant de la Williams FW06.

Comme Head, Jones était le fils d'un pilote des années 50 au succès moyen et n'aurait pas pu imaginer trouver meilleure écurie. Le pire, c'est qu'il ressemblait même à Patrick : sans les connaître, on aurait pu croire qu'ils étaient frères. Après s'être frayé un chemin jusqu'en F1, "Jonesy" avait même remporté un Grand Prix avec Shadow en 1977. Son approche très directe et sans détour avait attiré Williams et Head, et le trio a rapidement sympathisé. Les points de vue partagés permirent de forger un respect mutuel.

Dans une saison où Lotus frappait fort avec l'effet de sol de l'étonnante Type 79, et où Gordon Murray lançait sa voiture à ventilateur, Jones et la petite FW06 n'allaient pas bouleverser le monde de la F1. Mais il y eut quand même une véritable promesse. Lors de l'avant-dernière course, à Watkins Glens, Jones s'était élancé troisième, avait terminé deuxième derrière la Ferrari de Carlos Reutemann et avait battu la Wolf de Schekter.

Pendant ce temps, Head avait étudié de près cette incroyable Lotus. Sa FW07 pour 1979 était ce que la Lotus 80 de Colin Chapman aurait dû être. "Copie" est un mot fort en F1, Racing Point peut en attester, mais ça n'a jamais été un secret : la création de Head a été énormément influencée par la monoplace sacrée aux mains de Mario Andretti en 1978.

L'exploitation de l'appui aérodynamique a également été renforcée par le recrutement. Il y eut tout d'abord Neil Oatley, tout juste sorti de l'université pour intégrer le bureau d'études, tandis qu'un autre jeune homme répondant au nom de Ross Brawn apprenait, écoutait et travaillait dans l'atelier d'usinage. Puis, alors que la FW07 commençait à prendre forme dans une soufflerie fraîchement acquise, un autre jeune homme brillant arriva : Frank Dernie. Alors qu'au départ il n'y avait que Frank et Patrick, il y avait désormais un renfort conséquent et une écurie de F1 digne de ce nom.

Jones débuta la saison avec la FW06 mais ajouta un second podium à son palmarès à Long Beach. Pendant ce temps, la nouvelle 07 était testée à l'abri des regards en Californie, sur l'Ontario Motor Speedway, lieu idéal pour éprouver l'effet de sol. Andretti avait encensé sa Lotus et, lorsque Jones boucla son premier run, il avait les yeux écarquillés : "Bon sang ! Maintenant je comprends ce qu'Andretti et Peterson ont connu. La voiture a tellement de grip, je ne peux pas glisser."

Il a fallu du temps pour régler les soucis de jeunesse de la voiture, mais une fois la FW07 à moteur Cosworth DFV fin prête, Williams allait devenir quasiment inarrêtable. À Silverstone, pour le Grand Prix de Grande-Bretagne (timing parfait, Frank), Jones décrocha la pole position avec six dixièmes d'avance sur la Renault turbo de Jean-Pierre Jabouille. Le long du muret des stands, tous les yeux étaient tournés vers Williams.

En course, Jones s'échappa avec une avance confortable, mais une soudure sur la pompe à eau se fissura, la fuite entraînant une défaillance du piston. Toujours est-il qu'en 1979, il y avait désormais deux Williams sur la grille puisque Clay Regazzoni avait rejoint l'équipe. Autrefois électron libre de la F1, "Regga" était au crépuscule de sa carrière mais décrocha ce jour-là une dernière victoire, la première des 114 de l'écurie. "Bravo, Frank", ronronna Clay devant la presse.

Après Silverstone, Jones signa quatre victoires en cinq courses : Allemagne, Autriche, Zandvoort et Montréal. Principalement à cause d'un système de points alambiqué, il était trop tard pour priver Schekter du titre sur sa Ferrari, mais Williams avait fait plus que marquer les esprits, avec l'aide des circonstances. Au lieu de capitaliser sur la glorieuse 79, Chapman se perdait dans des innovations irréfléchies.

Frank Williams et Patrick Head observent Alan Jones.

Frank Williams et Patrick Head observent Alan Jones.

Ligier aurait pu être un problème mais n'avait pas la cohérence et la logique d'ingénierie solide sur lesquelles Williams s'était construit. Quant à Ferrari, sa persévérance avec le 12 cylindres à plat allait bientôt se retourner contre la Scuderia, car sa forme ne permettait pas d'exploiter correctement l'effet de sol. Le turbo de Renault, lui, était le véritable indicateur de l'avenir mais pas encore au point. Alors, 1980 serait l'année de Jones, mais non sans une lutte acharnée contre une autre nouvelle force qui jouerait plus tard un rôle important dans l'histoire de Williams.

Nelson Piquet a bénéficié d'une enfance privilégiée au Brésil. Il n'avait pas à se rendre la vie difficile mais, à son crédit, il avait opté pour la froide et morne Angleterre des années 70 pour se faire un nom en Formule 3. En 1980, sa seconde saison avec l'équipe Brabham de Bernie Ecclestone, Piquet allait prouver qu'il n'était pas un tendre. Il était dur et rapide. Jones et lui étaient aux antipodes l'un de l'autre mais aussi comparables en certains points. Il n'était donc pas étonnant qu'ils ne puissent pas se supporter.

Piquet devançait Jones d'un point lors de l'avant-dernière manche à Montréal, où ils s'accrochèrent au premier départ. Forcé de prendre le mulet pour repartir, Piquet s'empara de la tête jusqu'à ce que son moteur ne lâche. Jones était champion et Williams avait déjà assuré son premier titre constructeurs.

La FW07 allait offrir un deuxième titre constructeurs en 1981, mais l'équipe ne parvint pas à gérer correctement les tensions entre les pilotes. Ce qui allait devenir une rengaine. En 1980, Regazzoni avait laissé sa place à Carlos Reutemann. L'Argentin était encore un grand pilote mais avait connu une sale période chez Lotus, acceptant ainsi le statut très clair de numéro deux au profit de Jones chez Williams.

Le duo entama la saison 1981 par un doublé emmené par Jones à Long Beach. Mais à Rio, Reutemann ignora les consignes, refusant de céder la tête au Champion du monde, et s'imposa dans un climat de défiance. Les deux hommes ne s'entendaient déjà pas avant et l'ambiance allait devenir plus tendue encore. Chacun décrocha deux victoires durant la saison, mais c'est Reutemann qui était en mesure de jouer le titre lors de la dernière course à Las Vegas.

Que s'est-il vraiment passé ce jour-là ? Carlos est parti de la pole mais s'est tout simplement effondré en course et se retrouva hors des points, se plaignant de sa boîte de vitesses (sur laquelle l'équipe ne trouva rien). Jones gagna, mais la cinquième place de Piquet suffisait au Brésilien pour être sacré avec un point d'avance. Après l'un des dénouements les plus étranges de l'Histoire de la F1, Reutemann rentra chez lui presque sans dire un mot.

C'était une période de transition pour Williams et ses pilotes. Jones avait ébranlé l'équipe à Monza en lui annonçant son intention d'arrêter en fin de saison, laissant peu de temps à Frank et Patrick pour trouver un successeur à la hauteur. Un test de performance était prévu au Paul Ricard et Keke Rosberg avait été choisi, sans avoir vraiment l'intention de le recruter. Mais Dernie insista sur le fait que le Finlandais était la réponse à leur problème.

Pour l'imperturbable Rosberg, Williams était le salut dont il avait désespérément besoin pour sa carrière. Avant que Jones n'annonce sa décision, Keke n'avait nulle part où aller. Ainsi, par nécessité mutuelle, un autre partenariat clé de Williams vit le jour, et Rosberg apparut comme le parfait successeur de Jones.

Reutemann n'allait pas non plus tarder à quitter la F1 pour de bon. Il fut surclassé par Rosberg lors de l'ouverture de la saison 1982 à Kyalami mais termina deuxième, avant de subir la loi de son coéquipier lors d'un Grand Prix controversé à Rio (Keke termina deuxième derrière Piquet, mais tous les deux furent disqualifiés pour poids non conforme). C'était fini. Reutemann rentra définitivement chez lui.

Frank Williams en discussion avec Ron Dennis.

Frank Williams en discussion avec Ron Dennis.

Il y eut ensuite des turbulences pour Williams, mais la F1 elle-même connut de plus grands bouleversements au cours d'une saison trouble. La guerre entre la FISA et la FOCA pour contrôler le championnat en était le contexte, menant même au boycott des écuries britanniques à Imola. Puis il y eut la mort de Gilles Villeneuve à Zolder, et le grave accident de Didier Pironi à Hockenheim.

Malgré le chaos et la morosité, Rosberg resta concentré dans une année marquée par 11 vainqueurs différents. Il décrocha son seul succès à Dijon, suffisant pour coiffer le titre mondial. Le tout dans une FW08 propulsée par un DFV à 7500 £, face à la force croissante des moteurs turbo. Malgré cet exploit remarquable, Williams savait de quel côte le vent soufflait.

Sans accès au turbo, l'équipe devait faire preuve d'ingéniosité, comme d'habitude. Elle développa une solution intelligente à six roues (quatre à l'arrière et non à l'avant comme la Tyrrell P34) pour améliorer la traction et réduire la traînée afin de tenir la cadence des moteurs turbo en ligne droite. Prenant conscience de la situation, la FIA légiféra rapidement pour bannir les quatre roues motrices, après avoir également interdit l'effet de sol quelques mois avant la saison 1983. Après s'être relevée (deux fois), l'équipe Williams fit ce qu'elle a toujours fait : se serrer les coudes et recommencer.

De nouveaux défis l'attendaient, mais pour Frank, rien de nouveau. Il avait déjà parcouru un long chemin depuis ces journées passées dans la cabine téléphonique de Bennet Road.

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