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Du génie de Senna à la tragédie : un récit des essais F1

Alors que la Formule 1 est en plein dans ses essais hivernaux, le consultant technique d'Autosport, Tim Wright, se souvient de son passage chez McLaren et Benetton, quand les essais représentaient une part plus importante du travail des ingénieurs.

Ayrton Senna, McLaren MP4-4

Photo de: LAT Images

Nous connaissons tous l'expression napoléonienne "une armée marche à son estomac", pourtant durant mes premières années de tests avec McLaren, quand nous n'étions qu'une poignée de gars, nous devions trouver notre propre nourriture lors des journées. Avant l'heure du repas, nous envoyions les camionneurs au magasin local pour acheter du pain, du jambon et du fromage, et nous faisions nos propres sandwichs, ou à la pizzeria du coin.

Une fois, nous faisions des essais à Imola et l'équipe Williams était garée à côté de nous. À notre grande jalousie, ils sont arrivés avec un motorhome (c'était la première fois que quelqu'un voyait une équipe d'essais en avoir un) et ont commencé à déployer un auvent avec quelques tables et chaises en dessous.

Fatigué d'être assis à l'arrière de notre camion sur des surfaces inconfortables et froides, j'ai demandé à nos camionneurs combien d'argent ils avaient dans leur caisse (on leur en donnait toujours beaucoup pour couvrir les imprévus) et je les ai envoyés au supermarché local pour acheter des tables et des chaises en plastique.

J'ai ensuite dû faire accepter cette décision à Ron Dennis lorsque nous sommes retournés à l'usine, mais j'aime à penser que cela l'a amené à discuter avec Marlboro pour qu'il envoie son camion d'hospitalité lors des essais et des courses...

Après avoir quitté McLaren pour l'équipe d'Endurance Peugeot, je suis revenu à la F1. Après des passages chez Jordan et Sauber, je me suis installé chez Benetton où j'ai dirigé l'équipe d'essais à partir de 1995 et jusqu'à ce que je quitte l'écurie connue alors sous le nom de Renault en 2008. En 1995, Renault, fournisseur des moteurs de Benetton, avait déplacé l'alternateur à l'arrière du moteur. Cependant, après pratiquement chaque sortie en piste, la voiture s'arrêtait à cause d'un manque d'énergie dans la batterie. La raison de ce problème –nous l'avons rapidement découvert – était que la courroie de l'alternateur, entraînée par l'arrière d'un arbre à cames, ne cessait de tomber malgré sa conception à plusieurs rainures.

Cela se produisait si régulièrement que nous avons décidé de faire tourner un moteur sur le banc d'essai de Viry-Chatillon et de filmer ce qui se passait. Ce qui nous a étonné, c'est que la courroie, à certaines résonances de la plage de régime, commençait à se retourner et à tomber des poulies. La seule façon de la faire tenir a été d'ajouter progressivement des poulies de renvoi jusqu'à ce que nous en ayons sept à différents endroits au-dessus et en dessous de la courroie. Même ainsi, nous avons eu quelques problèmes de courroie au cours de la saison, mais cela a conduit Renault à repositionner l'alternateur sur le côté du moteur et à le doter d'un arbre de transmission solide et direct.

Avant que les souffleries ne deviennent de rigueur en F1, une grande partie du temps des équipes d'essais était consacrée aux tests aérodynamiques. Ceux-ci avaient lieu sur d'anciens aérodromes tels que Lurcy-Lévis, près de Magny-Cours, Bruntingthorpe dans le Leicestershire ou Keevil dans le Wiltshire. Aussi importants que fussent ces tests, ils devenaient assez ennuyeux, car la voiture était lancée pour effectuer des runs d'un kilomètre (lorsque cela était possible) à différentes vitesses. Des balises de chronométrage étaient installées sur le côté de la piste à des distances spécifiques et le pilote avait pour instruction d'atteindre une vitesse particulière au niveau de la première balise et de maintenir cette vitesse jusqu'à ce qu'il passe la deuxième balise, de faire demi-tour et de répéter la manœuvre dans la direction opposée.

De temps en temps, d'autres événements se produisaient sur les aérodromes et nous distrayaient de notre tâche. Une fois à Keevil, on nous a demandé d'arrêter de rouler pendant un moment car la Royal Air Force effectuait des tests de largage. C'était un mystère jusqu'à ce qu'un avion de transport Hercules apparaisse soudainement à basse altitude avec sa porte arrière grande ouverte et que plusieurs grosses boîtes soient lancées sur l'herbe le long de la piste. Cela m'a fourni de la matière supplémentaire à écrire dans mes rapports, qui ont été largement appréciés par les gars du bureau d'études (mais moins par la direction qui m'a conseillé de m'en tenir aux faits). Une autre fois, toujours à Keevil, il y avait tout un ensemble de machines agricoles testées sur les zones herbeuses à côté de l'endroit où nous nous trouvions. Cela aussi a été ajouté à mon rapport !

Il faisait incroyablement chaud, la température de la piste atteignant plus de 50°C en milieu de journée. Il n'y avait guère d'intérêt à apporter des modifications à la voiture dans ces conditions, aussi avons-nous négocié avec le circuit de pouvoir commencer plus tôt le matin [...] puis de courir un peu plus longtemps en soirée

Il n'y avait pas de telles distractions à Lurcy-Lévis, cependant, mais nous avions l'habitude de séjourner à l'auberge locale appelée "Le Pont Neuf", qui avait un excellent restaurant, une piscine et un court de tennis. Si les essais aéro avaient lieu pendant les mois d'été, nous avions tout le temps de profiter des installations (car le temps de roulage sur l'aérodrome était limité en raison des maisons voisines).

L'un de mes sites d'essais préférés à l'époque de Benetton était Jerez, dans le sud de l'Espagne, où le beau temps était presque toujours garanti. Cependant, lorsque nous avons fait tourner Michael Schumacher en 1995, il faisait incroyablement chaud, la température de la piste atteignant plus de 50°C en milieu de journée. Il n'y avait guère d'intérêt à apporter des modifications à la voiture dans ces conditions, aussi avons-nous négocié avec le circuit de pouvoir commencer plus tôt le matin, de faire une pause de deux ou trois heures pour le déjeuner, puis de courir un peu plus longtemps en soirée. Je pense que les commissaires de piste ont également apprécié cela ! Bien sûr, il y avait d'autres avantages à être près de Jerez, comme les nombreux bons hôtels et restaurants à proximité et les visites des célèbres entreprises de production de xérès.

Puis, tout à coup, un complexe hôtelier, le Montecastillo, a été érigé juste à côté du circuit et on pouvait y aller et en revenir à pied. À l'époque, la partie la plus spectaculaire du complexe était un parcours de golf de 18 trous conçu par Jack Nicklaus, qui était utilisé dans le cadre du Volvo Masters. Comme nous séjournions occasionnellement à l'hôtel, nous avions accès au parcours dès que nous en avions le temps après les tests.

Mais mes souvenirs des tests ne sont pas tous positifs. Le pire moment que j'aie vécu lors d'un test remonte à l'époque de McLaren, en 1986, alors que nous étions sur le Circuit Paul Ricard, dans le sud de la France, où il faisait très chaud. Pendant ce test collectif, où Alain Prost pilotait la MP4/2, nous nous préparions à l'envoyer avec un plein de carburant. Mais, pendant le ravitaillement, nous avons constaté une petite fuite au niveau de la bague d'étanchéité sur le dessus du réservoir. Cela a été nettoyé et comme la fuite ne s'est pas reproduite, nous avons envoyé Prost en piste.

Quelques instants plus tard, nous avons vu au loin un panache de fumée et nous avons immédiatement craint le pire en nous disant que Prost avait eu un accident ou que la voiture avait pris feu à cause de la fuite de carburant. La voiture du circuit est sortie à grande vitesse, mais plutôt que de rester là à attendre des nouvelles, quelques mécaniciens et moi-même avons sauté dans notre voiture de location et nous nous sommes rendus sur la scène de l'accident.

À notre grand soulagement, nous avons vu Prost debout près de sa voiture, regardant sur le côté de la piste, où nous pouvions voir la Brabham d'Elio de Angelis retournée dans les buissons. Nous avons rapidement réalisé que la voiture était en feu et les commissaires – qui étaient vêtus de shorts et de tee-shirts – semblaient plus préoccupés d'éteindre le feu dans les buissons que de s'attaquer au feu autour de la voiture.

Les mécaniciens et moi avons essayé de remettre la voiture sur ses roues, car de Angelis était toujours attaché et ne bougeait pas. Mais la chaleur était trop forte, et le directeur du circuit nous a dit de reculer car le camion de pompiers était arrivé. Finalement, de Angelis a été désincarcéré et transporté par voie aérienne à l'hôpital de Marseille, mais il était trop tard. Tragiquement, il a succombé à ses blessures.

J'étais l'ingénieur de course de Prost chez McLaren lors des saisons 1985 et 1986 où il a remporté le titre, et j'ai donc appris à le connaître assez bien entre tous les week-ends de course et les essais privés. Un test en particulier me reste en mémoire. C'était à Monza, où la plupart des grandes écuries étaient présentes, car c'était juste avant le week-end du Grand Prix d'Italie. Le circuit était utilisé depuis de nombreuses années, mais ce jour-là, les pilotes ont eu un problème avec un arbre qui se trouvait au milieu de ce qui est maintenant la zone de dégagement de la deuxième chicane.

Le circuit n'est qu'une petite surface au milieu d'un immense parc public et, tout comme de magnifiques bâtiments ornés, une station de relais de télévision, deux terrains de golf et des milliers d'arbres, le tout est protégé par un ordre de préservation. Par conséquent, non seulement la procédure s'est arrêtée à ce moment-là, mais l'ensemble du test a dû être interrompu pendant que l'on demandait la permission d'enlever l'arbre en question. Comme personne ne savait combien de temps cela prendrait, Prost est parti jouer au golf...

Je ne peux pas manquer l'occasion d'inclure des histoires de tests chez McLaren avec Ayrton Senna. Au cours des saisons 1988 et 1989, j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'effectuer des essais où Ayrton était le seul pilote, notamment sur une piste très humide à Hockenheim et très chaude au Hungaroring. Il est bien connu que la MP4/4 était dominatrice, mais le meilleur attribut de la voiture était la facilité avec laquelle nous pouvions trouver de bons réglages.

Malgré le fait que Hockenheim soit un circuit rapide, la voie à suivre là-bas était d'avoir beaucoup d'aileron. Au Hungaroring, qui est un circuit à fort appui, j'ai été déconcerté par la rapidité avec laquelle Ayrton est rentré au stand après un run, avant qu'il n'avoue qu'il avait pris un raccourci du virage 2 au virage 13 via une route de service. Les marshals et les organisateurs n'ont pas été amusés car ils ont trouvé cela trop dangereux, et ont insisté pour qu'il reste sur la piste...

Dans le train à grande vitesse qui nous ramenait à Tokyo, deux heures après avoir piloté la MP4/4, il voulait parcourir une carte du circuit pour me dire exactement ce que la voiture faisait à chaque virage

Une fois, lors d'essais à Suzuka peu de temps avant le Grand Prix du Japon, Ayrton a demandé s'il pouvait faire le test à la place d'Emanuele Pirro. Honda a trouvé l'idée géniale car la marque était en plein développement de la supercar NSX et avait emmené deux exemplaires à Suzuka pour qu'Ayrton puisse les conseiller sur les différents réglages de suspension. Après une pause dans notre programme d'essais, Ayrton a conduit les deux voitures avec l'un des designers de Honda à bord et, après le dernier relais, il m'a invité à monter à bord pour voir ce que je pensais ; une expérience que je n'oublierai jamais.

Après la fin du test, j'ai été encore plus impressionné par l'état d'esprit d'Ayrton. Dans le train à grande vitesse qui nous ramenait à Tokyo, deux heures après avoir piloté la MP4/4, il voulait parcourir une carte du circuit pour me dire exactement ce que la voiture faisait à chaque virage. Son attention aux détails était extraordinaire et c'est ce qui le rendait si spécial.

Un test inhabituel auquel on m'a demandé de participer impliquait deux équipes avec lesquelles j'avais déjà travaillé, à savoir Lotus Engineering avec l'Evora GTE et Renault F1, qui est brièvement devenue Lotus F1. Il y avait manifestement un lien entre les équipes, et Lotus, à Hethel, avait développé sa monoplace, la T125, qui était principalement destinée à être utilisée par des particuliers qui voulaient quelque chose de comparable à une voiture de F1 qu'ils pouvaient tester sur piste.

Hethel avait demandé à l'équipe d'essais de Lotus F1 de prendre en charge l'exploitation de la voiture, mais comme ils n'avaient pas d'ingénieur disponible, j'ai été contacté parce que j'étais alors indépendant, impartial et connu des deux parties. La voiture a été emmenée à Portimão (qui ne faisait alors pas partie du cirque de la F1) et Romain Grosjean a été engagé pour la piloter ; elle avait un moteur V8 développé par Cosworth. Il y a eu des problèmes avec les culbuteurs de la suspension avant qui se sont coincés pendant la construction de la voiture, et dont on ne connaissait pas l'origine.

Étant donné que la voiture souffrait de sous-virage, nous soupçonnions que c'en était la raison, mais comme elle talonnait aussi énormément, nous avons dû chercher ailleurs. Le circuit étant assez bosselé, Grosjean n'a pas pu se faire une idée des réglages mais, comme la voiture était destinée à des pilotes qui ne seraient pas toujours à la limite, nous avons fini par trouver un équilibre raisonnable.

En marge de cette histoire, lorsque je travaillais encore chez Lotus, le circuit avait été loué un samedi froid de novembre par nul autre que Roger Daltrey du groupe The Who. En tant que mécène de deux de ses associations caritatives, il était là pour apposer un motif spécial sur l'une des Evora de route, qui serait vendue aux enchères et dont les recettes iraient aux associations caritatives. Pendant la journée, il a été encadré par James Rossiter, l'un de nos pilotes Lotus réguliers.

Daltrey a conduit de nombreuses voitures, de l'Elise à l'Evora GT4, jusqu'à la T125, mais à l'entendre, il était manifestement très nerveux au vu des 650 chevaux. Mais au moins, il l'a gardée sur la piste et en est ressorti avec un énorme sourire sur le visage !

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