Lorenzo Bandini, la mort au bout du tunnel

Le 10 mai 1967, Lorenzo Bandini succombait finalement à ses blessures, trois jours après un accident horrible survenu au Grand Prix de Monaco.

Chris Amon, Ferrari 312, passe devant l'épave de son coéquipier Lorenzo Bandini, Ferrari 312

Photo de: LAT Images

Disparu il y a quelques jours à l'âge de 90 ans, Tony Brooks avait connu la F1 entre 1956 et 1961, à une époque où la sécurité n'était pas un élément central de la discipline, alors même que les monoplaces évoluaient à un rythme d'enfer, souvent dans un environnement où les circuits n'étaient eux-mêmes pas sûrs et peinaient à s'adapter. Un jour de mai 1967, alors que venait de mourir Lorenzo Bandini, il écrivait dans The Observer : "Le feu est la hantise dévorante du pilote de course. S'accidenter, être tué sur le coup, est une chose ; être brulé jusqu'au point d'en mourir est l'horreur suprême."

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Retour quelques jours auparavant. La Formule 1 se rendait à Monaco, pour y disputer l'emblématique Grand Prix, qui marquait en quelque sorte un second départ de la saison. Déjà, parce que la première épreuve du Championnat du monde cette année-là s'était disputée à Kyalami le 2 janvier, quatre mois auparavant. Ensuite parce que Ferrari, qui avait fait l'impasse en Afrique du Sud, était bien présent en Principauté.

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que deux des pilotes engagés par la Scuderia avaient le vent en poupe : Lorenzo Bandini, leader de l'écurie depuis le départ du Champion du monde 1964 John Surtees, et Chris Amon venaient en effet se remporter ensemble pour la firme de Maranello deux monuments de l'Endurance, avec les 24 Heures de Daytona début février et les 1000 km de Monza fin avril. Entretemps, l'Italien s'est même offert une belle seconde position lors de la Course des Champions de Brands Hatch en mars.

Bandini arrivait en sus sur un tracé qu'il appréciait particulièrement : "Lorenzo était un artiste, très bon mécanicien, un pilote doué et très fin, au style souple et coulé. Ce n’était pas un 'freine tard' comme [Clay] Regazzoni ou Surtees, un risque tout au gros cœur. Il avait ses limites. Mais à Monaco, il volait entre les murs. Il avait fini à la seconde place les deux années précédentes. Il avait préparé cette course comme jamais. Il voulait la remporter", se souviendra Giulio Borsari, chef mécanicien de Ferrari à l'époque.

Beaucoup à prouver

Même s'il avait au sein de l'écurie italienne été intronisé en tant que leader, en marquant notamment les esprits à plusieurs reprises en 1966 bien que souvent trahi par sa mécanique, Bandini était en quelque sorte, aux yeux de beaucoup d'observateurs, un leader par défaut. Surtees parti courant 1966, un creux générationnel s'étant installé chez les pilotes italiens plus de 10 ans après le décès d'Alberto Ascari, celui qui ne comptait qu'une victoire à son compteur n'était pas véritablement considéré comme l'égal des meilleurs de l'époque, même si la dynamique, sa progression naturelle et un âge encore assez jeune pour l'époque tendaient à jouer en sa faveur. "Lorenzo était très sous-estimé", expliqua Surtees en 2016 pour le Corriere dello Sport. "C'était un très bon pilote. [...] Il était bien meilleur pilote que ce que les gens ont jamais reconnu."

Lorenzo Bandini à bord de sa Ferrari 312 lors du GP de Monaco 1967

Lorenzo Bandini à bord de sa Ferrari 312 lors du GP de Monaco 1967

Avec le retour de Ferrari dans le paddock F1 et conforté dans sa position de leader, l'heure était finalement venue de savoir si celui qui avait joué un rôle central dans le sacre de Surtees en 1964, lors d'un ultime Grand Prix qui avait fait parler, pouvait réellement prendre la relève, être le fer de lance de la Scuderia. Les essais ne commencèrent pas idéalement, avec une voiture qui ne lui convenait pas : trop sous-vireuse dans certains virages clés. Toutefois, les choses allèrent un peu mieux par la suite, et il signa le troisième temps de la séance de l'après-midi du jeudi.

Fatigué par ses dernières semaines intenses, il déclina une sortie avec le reste de l'équipe le soir-même pour se reposer tranquillement dans son hôtel. Le lendemain, le roulage reprenait tôt, à 8h00. Après quelques boucles, Bandini revint dans le stand en étant bien plus satisfait de sa Ferrari. Il alla ensuite s'installer à Mirabeau pour observer la concurrence, remarquant notamment le survirage avec lequel Graham Hill passait ce virage. Il s'y essaya par la suite, sans réussite : il perdit le contrôle et tapa les bottes de paille qui assuraient la "sécurité" du bord de piste à l'époque, abîmant sa voiture dans l'incident avant de la ramener à petite vitesse.

Cette sortie était contrariante pour Bandini qui cette fois se laissa tout de même convaincre de dîner en ville, mais sans que cette mésaventure ne quitte son esprit. Il gardait toutefois confiance en sa capacité à pouvoir enfin triompher à Monaco et en faisait part, après être rentré tôt à l'hôtel, à son directeur Mauro Forghieri. Le lendemain, jour des qualifications, la voiture était comme neuve ; mais une nouvelle contrariété pointa le bout de son nez avec une pluie légère avant la séance.

Bandini n'était clairement pas un pilote de conditions humides (comme certaines prestations en course l'avaient démontré les années précédentes) et le reconnaissait. Il en avait plaisanté en lançant qu'il était "né dans un pays où il ne pleut pas", lui qui avait vu le jour en 1935 à Al Marj, en Libye, quand elle était une colonie italienne. Cependant, la piste avait séché avant le début des qualifications, et après quelques tours de chauffe, il s'élança pour aller chercher la pole. Quand son temps s'afficha, il était le meilleur, en 1'28"3. Félicité par son stand à son retour, il ne profita pas longtemps de cet avantage : Jack Brabham s'offrit la pole en faisant mieux de sept dixièmes. Bandini fit bonne figure puis alla se reposer avant la réunion stratégique prévue en fin de journée. Il accompagna à nouveau ses amis en ville le soir mais quitta à nouveau tôt l'assemblée pour aller se reposer en vue de la course.

Brabham sème la confusion

Bandini s'échappe après le départ, alors que Brabham est en tête-à-queue devant le reste du peloton

Bandini s'échappe après le départ, alors que Brabham est en tête-à-queue devant le reste du peloton

Le lendemain, à 14h, les voitures sont alignées sur la grille. Le départ est donné par Louis Chiron qui se positionne juste en face de Bandini avec son drapeau monégasque qui va lui servir à donner le signal. Le pilote Ferrari est mécontent que le starter soit juste devant le nez de sa Ferrari et lui fait un grand signe pour lui demander de s'écarter. Une fois le drapeau abaissé et Chiron sorti du chemin, Bandini bondit littéralement de son emplacement et prend aisément les commandes de l'épreuve face à un Brabham quasiment cloué sur place. Vite, l'Italien prend plusieurs longueurs d'avance sur les Brabham de "Black Jack" et de Denny Hulme.

Dès les premiers instants de course, se produit un événement déterminant pour la suite : à Mirabeau, Brabham est victime d'une fuite d'huile et part en tête-à-queue. Sans le savoir, il se remet dans le sens de la marche et repart, bon dernier, en répandant de l'huile sur la piste avant de s'arrêter au stand pour abandonner. Cet incident perturbe le reste du peloton, et un contact avec Bruce McLaren endommage la Cooper de Jo Siffert qui perd de l'huile à son tour. Les commissaires se hâtent à contrer cela en répandant de la poudre de ciment pour absorber le fluide, notamment à la chicane du port, qui était à l'époque un pif-paf rapide à la sortie du tunnel.

Hulme vient de passer Bandini, alors que l'huile répandue par Brabham est visible sur la piste

Hulme vient de passer Bandini, alors que l'huile répandue par Brabham est visible sur la piste

En tête, Bandini n'a évidemment pas conscience de cette série d'incidents, lui qui doit désormais contenir Hulme et Jackie Stewart au volant d'une voiture très chargée en essence à cause de son V12 et difficile à maitriser pour le moment. Mais dans le tunnel, il se rend compte que de l'huile a coulé sur la piste : il se montre alors très prudent, un peu trop, et voit Hulme le dépasser à la sortie. La confusion règne encore plus quand, arrivant à la chicane, la poussière de ciment se soulève au passage des premières voitures, laissant craindre à Jim Clark un carambolage et l'incitant à tirer tout droit dans l'échappatoire. Fausse alerte, mais il doit sortir de son cockpit pour remettre sa Lotus dans le bon sens.

Stewart surprend à son tour Bandini au Bureau de tabac. La stratégie de l'Italien, qui consistait à faire la course en tête pour s'échapper en profitant d'une voiture de plus en plus agile, vient de prendre du plomb dans l'aile alors que la deuxième boucle n'est même pas encore terminée. Au sixième passage, Stewart dépasse Hulme pour prendre les commandes du Grand Prix : un leadership de courte durée puisque sa boîte de vitesses le trahit au 15e tour. Hulme est donc le leader dans une course qui se calme, une quinzaine de secondes devant Bandini, Surtees et McLaren.

"En train de craquer"

L'épreuve faisait à l'époque 100 tours, mais les hommes de tête se livrèrent une bataille chronométrique intense : Bandini, particulièrement, va hausser le rythme et progressivement réduire l'écart avec le Néo-Zélandais, qui a culminé à 24 secondes. À mi-course, sept secondes séparent les deux hommes dans un peloton clairsemé par les nombreux abandons : sur les 16 partants, ils ne sont à ce moment-là plus que huit en course. Et pourtant, le dépassement des retardataires sur cette piste sinueuse reste crucial : et à ce jeu-là, Bandini va laisser quelques secondes de côté notamment derrière Hill. L'effort se poursuit toutefois pour la Ferrari #18 mais il ne gagne plus de temps, il en perd même. Entre les deux pilotes de tête, Hulme paraît bien plus coulé dans son pilotage qu'un Bandini qui doit lutter avec sa machine.

Bandini dans la rapide chicane du port

Bandini dans la rapide chicane du port

Pire, en plus d'être repassé à 15 secondes à 30 tours de l'arrivée, son pilotage devient de plus en plus erratique, inconstant. Il devient de plus en plus clair pour son stand que Bandini n'est plus seulement plus lent, il est exténué par l'effort (déjà quasiment vain) qu'il s'inflige. Giulio Borsari se souvint : "À chaque passage devant les stands, nous lui faisions des signes et il nous répondait. Puis, soudain, il a cessé de nous répondre. Il pilotait la tête inclinée vers l’avant, comme s’il dormait. Il était clairement victime d’un écroulement physique. Il fallait l’arrêter ! Mais on n’arrête pas un pilote qui a accompli une telle remontée et qui se retrouve deuxième, à quelques centaines de mètres du leader. Ce n’était pas une décision facile à prendre pour le directeur sportif, Franco Lini. On le laissa donc continuer ainsi."

Finalement, Ferrari se résout à brandir le fameux panneau indiquant à son pilote de ralentir ; l'écurie espérait la victoire mais doit faire une croix dessus. Il continue de perdre du temps mais ne semble toutefois pas spécialement relâcher son effort : au début du 82e tour, il passe devant son stand en levant ses deux bras au ciel, en signe de frustration. Le Champion du monde 1961 Phil Hill, présent dans le paddock, dira plus tard : "À la fin du 81ème tour, il était en train de craquer, déjà un peu 'en vrac' après le Gazomètre [l'ancien dernier virage], à l’entrée de la ligne droite des stands." Ce sera son dernier passage devant son équipe et son épouse, Margharita.

Le choc puis l'enfer

Sur les coups de 17h10, au moment d'aborder la chicane du port, Bandini freine vraisemblablement trop tard (même si la thèse du problème mécanique n'a jamais été écartée). En survitesse, il vient accrocher le côté gauche de la barrière à la corde, pour être inéluctablement repoussé vers le côté droit avant de partir en glisse à la sortie. La Ferrari fonce dans les bottes de paille, heurte une borne d'amarrage qui était derrière elles et se retourne en revenant en pleine trajectoire. Dans le choc, les durites sont rompues, c'est l'incendie. Un nuage noir se dégage vite et finit par passer au-dessus des tribunes, visible par le clan Ferrari qui attendait avec angoisse le nouveau passage de la #18.

L'incendie provoqué par l'accident de Lorenzo Bandini à la chicane du port

L'incendie provoqué par l'accident de Lorenzo Bandini à la chicane du port

Blessé mais apparemment conscient, Bandini est totalement coincé dans sa voiture. Malheureusement, dans la confusion, personne ne peut vraiment lui venir en aide, faute de vêtements et d'extincteurs adaptés. L'incendie s'est propagé aux bottes de paille et la piste totalement bouchée par l'épaisse fumée qui se dégage de cette zone de chaos. Pourtant, comme c'était la norme à l'époque, la course se poursuit et les concurrents encore en piste passent, en ralentissant, à quelques centimètres des secours et de l'épave ; Amon en fait partie, et il n'imagine pas une seule seconde qu'il y ait encore quelqu'un au milieu de ce brasier.

Il ne n'a jamais traversé l'esprit que Lorenzo pouvait encore être [dans sa voiture en feu]

Chris Amon

"Au début, je pensais que deux voitures étaient impliquées, car certains ballots de paille brulaient également", expliqua Amon, cité par Motor Sport. "J'ai réalisé qu'il s'agissait de Lorenzo, parce que j'ai pu voir une jante dorée. Je sais que Denny et lui étaient devant moi et je me suis demandé s'ils avaient eu un accident ensemble. Pendant une seconde, je me suis dit que j'étais peut-être en tête et puis j'ai pensé : 'Mon dieu, si c'est le cas, quelle horrible façon de gagner une course...'"

"Le truc, c'est que je suis passé plusieurs fois à côté du feu et il ne n'a jamais traversé l'esprit que Lorenzo pouvait encore être dedans. Il ne semblait pas y avoir beaucoup d'activité autour de la voiture, donc je me suis dit qu'il devait être sorti sans problème. Ce n'est qu'après la course que j'ai réalisé que ce n'était pas le cas..."

Le feu finit par être maitrisé grâce à des lances à incendie. Les secours se massent avec des cordes autour de la Ferrari pour tenter de la retourner : cette opération aussi prend du temps et, quand c'est finalement fait, cinq minutes après l'accident, Bandini gît inconscient, intoxiqué et gravement brulé dans le cockpit. Sans ménagement, on tente de le sortir "à la main" de la voiture. C'est alors que l'hélicoptère de la télévision qui retransmet toute la scène, volant près du sol, ravive l'incendie ; dans la précipitation, les secouristes non protégés ont comme réflexe de lâcher le corps de Bandini et de se mettre à l'abri. L'horreur suprême.

Finalement monté dans une vedette pour traverser le port et enfin dans une ambulance, Bandini est dirigé dans un état quasiment désespéré vers l'Hôpital Princesse Grace. L'épreuve se termine sur la victoire quasi anecdotique de Hulme, mais l'ambiance est évidemment lourde en Principauté quand l'ampleur de ce qui vient de se passer gagne les pilotes, les membres du paddock et les observateurs. "Je pense que ça a dégoûté tout le monde", dira Amon. "Il y a eu une telle pagaille pour essayer d'éteindre le feu ; ils auraient vraiment dû arrêter la course immédiatement..."

Des changements pour l'avenir

Dès le lendemain, alors que Bandini est toujours entre la vie et la mort, mais bien plus proche de la mort désormais, les pilotes rencontrent les organisateurs et formulent plusieurs demandes fondatrices. Parmi celles-ci, que les bottes de paille de la sortie de la chicane soient remplacées par un rail de sécurité ; ce sera chose faite dès 1968. "Rien ne fait se renverser une voiture comme les bottes de paille", expliquera Amon. "S'il y avait eu un rail, Lorenzo s'en serait probablement sorti sans une égratignure."

"C'était vraiment du boulot, cette voiture-là : il n'y avait pas de direction assistée à l'époque et la course était beaucoup plus longue, 100 tours", ajoutera-t-il. "J'étais plus fatigué qu'à la fin de n'importe quelle autre course que j'ai faite, et même si Lorenzo était très en forme, j'étais probablement plus fort [physiquement] ; et il était allé plus vite que moi, donc il s'est davantage épuisé. Pendant un moment, il a manqué des changements de vitesses, il a accroché des trottoirs, etc. alors qu'avant il était très propre. Et ce n'était pas une grosse erreur qu'il a faite, quelques centimètres..."

C'était presque comme s'il savourait la vie, comme s'il savait que quelque chose allait arriver

Chris Amon

Finalement, le 10 mai, Lorenzo Bandini succombera à ses blessures, à l'âge de 31 ans. Dès l'année suivante, le GP de Monaco passera de 100 à 80 tours, une spécificité qui perdure d'ailleurs aujourd'hui puisque l'épreuve est la seule dont la distance de course n'est pas de 305 km comme le veut le règlement pour l'ensemble des autres pistes, mais de 260 (78 tours).

"Je savais que c'était inévitable, mais il a fallu du temps pour que je réalise, et il y avait quelque chose que je n'arrivais pas à me sortir de la tête", se souviendra Chris Amon. "Je ne suis pas du genre à croire aux prémonitions, mais le mercredi avant la course m'a interpellé. Lorenzo et moi sommes allés déjeuner dans les montagnes, avec Mauro [Forghieri] et quelques autres. Nous sommes revenus ensemble et Lorenzo semblait très... réflexif, très conscient des choses simples de la vie ; vous savez, les fleurs, le fait que ce soit le printemps et ainsi de suite."

"Il a vu un vieil homme qui pêchait au bord de la route, et il s'est arrêté, juste pour le regarder tranquillement pendant un moment. C'est difficile de faire comprendre ce que j'essaie de dire, mais c'était presque comme s'il savourait la vie, comme s'il savait que quelque chose allait arriver. À la lumière de ce qui s'est passé, je n'ai jamais oublié ce jour."

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