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Quand un malentendu a bridé les derniers cris du V12 Ferrari

La dernière monoplace de la lignée des Ferrari équipées d'un moteur V12 était une machine redoutable. Elle aurait pu connaître davantage de succès encore si une innovation aérodynamique décisive n'avait pas été abandonnée pour des raisons de politique interne.

VIDÉO - La Ferrari 412T2 côté technique

Le deuxième passage de John Barnard chez Ferrari s'est peut-être avéré moins fructueux en innovation et en matière de quête incessante pour concevoir la voiture parfaite, mais il a débouché sur l'une des voitures les plus élégantes des années 90 (ainsi qu'une autre qui l'était nettement moins) ainsi que sur une fin victorieuse pour le moteur V12 en Formule 1. Certains pensent même que mise dans d'autres mains, la 412 T2, avant-dernière Ferrari conçue par Barnard, aurait pu prétendre au titre…

Barnard avait quitté Maranello depuis deux ans et demi lorsqu'à l'été 1992, Niki Lauda a commencé à lui téléphoner. Dans un premier temps, Barnard avait demandé à son entourage de dire à Lauda qu'il n'était pas là. Ferrari était au plus bas avec sa F92A et de grandes manœuvres devinrent nécessaires. Luca di Montezemolo avait pris le contrôle et recruté Lauda comme consultant. Jean Todt allait bientôt être débauché chez Peugeot et instaurer un changement radical, mais dans l'immédiat, Lauda faisait marcher son carnet d'adresses, approchant des gens qu'il estimait énormément : Gerhard Berger pour piloter et John Barnard pour superviser la partie technique.

Il y avait un point de friction : Lauda voulait que Barnard travaille à Maranello, ce que l'intéressé ne pouvait guère envisager. Après avoir réfléchi à la possibilité de monter une équipe capable de se rendre en Italie par jet privé la semaine et de rentrer le week-end, Barnard se mit au travail. Dans d'autres circonstances, les deux parties n'auraient jamais trouvé de compromis, mais Lauda et Montezemolo avaient un besoin désespéré, tandis que Barnard avait très peu d'autres projets en cours. Par nécessité, un accord fut trouvé, qui ne s'avéra pas efficace rétrospectivement : comme auparavant, Barnard pouvait établir un pôle de recherche et de conception près de chez lui à Godalming, en Grande-Bretagne, tandis que son camarade Harvey Postlethwaite, de retour après avoir été recruté dans la nouvelle écurie Sauber, prenait la tête des opérations de développement à Maranello. "Le problème est qu'au bout de quelques mois, Harvey s'est barré", regrettera Barnard plus tard.

Niki Lauda et John Barnard.

Niki Lauda et John Barnard

Tout en essayant de développer son propre concept – qui deviendrait la 412 T1 de 1994 –, Barnard fut impliqué dans le développement mené en cours de saison sur la monoplace de 1993 par Postlethwaite. Cette auto était une version partiellement corrigée de la F92A. Le scénario était typique de la Scuderia de l'époque, comme de celle d'aujourd'hui : le manque de résultats en piste suscitait une panique mobilisant toutes les ressources. Barnard commença à recevoir des télécopies au ton rigide de la part de Todt, qui venait de prendre ses fonctions et déplorait l'état des lieux.

Malgré l'ambiance angoissante de l'année 1993, Barnard dessina pour la saison suivante la 412 T1, d'une beauté époustouflante et à l'aérodynamisme novateur. L'interdiction de la suspension active pour 1994 joua en faveur de Barnard, car le système utilisé par Ferrari n'avait jamais fonctionné correctement, et il avait ainsi pu imaginer son concept en repartant d'une feuille blanche. Des écuries comme Williams, qui avait conservé une philosophie aérodynamique dépendant de ce tour de passe-passe hydropneumatique, se sont d'abord cassé les dents.

Malheureusement, l'innovation clé derrière le concept aéro novateur de la 412 T1 ne fonctionna pas comme prévu. Non pas car c'était une mauvaise idée, mais parce qu'elle n'était pas exploitée correctement en raison du dysfonctionnement interne chez Ferrari. Inspiré par l'architecture de refroidissement de l'avion Spitfire, le concept utilisait la chaleur des radiateurs pour alimenter l'air entrant à partir d'une ouverture relativement petite, réduisant ainsi la traînée. La forme galbée de la 412 T1 fut apparentée par la presse italienne à "un galet poli par la mer". Au cœur de cette œuvre d'art se trouvaient les pontons équipés de radiateurs d'eau asymétriques : l'un des deux pontons abritait un radiateur plus petit aux côtés d'un refroidisseur d'huile complet. Mais des problèmes de refroidissement perturbaient la monoplace, et l'attention de la presse – ainsi que du management – se focalisa sur Barnard et ces fameux pontons.

La Ferrari 412 T1 de 1994.

La Ferrari 412 T1 de 1994.

Au grand dam de Barnard, Todt fit revenir Gustav Brunner au bercail pour modifier la monoplace à Maranello. Ce n'est qu'après l'intervention de Brunner, qui installa un nouvel aileron et de nouveaux déflecteurs nécessitant de redessiner les pontons, que la vérité éclata : la faute venait du département moteur alors que jusque-là, tout le monde croyait que les ouvertures n'étaient pas suffisamment grandes.

"Environ deux tiers du flux d'air passaient à travers le petit radiateur, et un tiers à travers le gros radiateur", expliqua Barnard en 2010 dans une interview avec le magazine Motor Sport. "Ils n'avaient pas raccordé les tuyaux sur le moteur pour distribuer l'eau, donc nous avions des difficultés de refroidissement. Nous avons fini par découper des morceaux au niveau de l'ouverture pour l'agrandir, et je me souviens avoir pris l'avion pour le Canada avec des morceaux de carbone dans nos valises pour les coller et agrandir l'ouverture. Ça venait de ce foutu moteur, et franchement, ça m'énerve encore aujourd'hui."

Les changements apportés aux pontons de la Ferrari 412 T1.

Les changements apportés aux pontons de la Ferrari 412 T1.

Plus largement, ce fut une demi-saison plombée par la politique et les reproches, et la situation fut exacerbée après le doublé de Gerhard Berger et Jean Alesi lors des qualifications du Grand Prix d'Allemagne, finalement remporté par l'Autrichien. Il s'agissait de la première course disputée avec la version B de la monoplace. Inévitablement, ils furent nombreux à conclure que le design de Barnard était défectueux et que Brunner l'avait corrigé. Si l'on considère les choses plus objectivement, le méli-mélo autour du refroidissement était le genre de piège à éviter lorsqu'une voiture est dessinée dans un pays et que les plans sont faxés vers un autre pour qu'elle y soit assemblée.

Les révélations sont également intervenues si tardivement que Barnard avait abandonné sa philosophie de refroidissement novatrice pour la 412 T2, dont la conception était déjà bien avancée. Pour cette voiture, l'accent fut mis sur les failles perceptibles de la 412 T1 tout en améliorant prudemment certaines des petites innovations d'abord vues sur la monoplace de 1994.

Parmi celles-ci figurait l'adoption d'une suspension avant à torsion, là où les triangles étaient reliés à la monocoque. Cette jonction était auparavant effectuée au moyen d'une articulation à rotule. Cette solution permettait d'économiser du poids tout en procurant théoriquement des sensations plus constantes, car l'accumulation de chaleur avait tendance à ramollir l'articulation en course. Berger aimait le nouveau système mais Alesi, remarquant qu'aucune autre voiture sur la grille n'en disposait, n'était pas convaincu. Cependant, Barnard insista, optant pour des triangles et des flexibles en carbone plutôt que pour une solution en titane. Aujourd'hui, c'est devenu un standard en F1.

La Ferrari 412 T2 de Jean Alesi dans son garage
La suspension arrière de la Ferrari 412 T2

La 412 T2 conservait une boîte de vitesses transversale, suivant le principe de maintenir autant de poids que possible dans l'empattement. En 1994, Barnard avait adopté le titane pour le carénage de la boîte de vitesses. Sur la T2, il avait choisi une construction hybride avec un carter d'embrayage – la zone de la boîte de vitesses où les éléments de suspension sont montés – fait en PRFC (polymère renforcé de fibres de carbone) et réduisant drastiquement le poids. Au niveau aérodynamique, l'équipe de Barnard avait également dû incorporer un certain nombre d'éléments rendus obligatoires par la FIA afin de réduire les vitesses de passage en courbe. Après le décès accidentel d'Ayrton Senna, l'instance internationale avait réduit le diffuseur ainsi que la taille des dérives de l'aileron avant, tout en introduisant la planche sous le fond plat et des ouvertures sur le capot moteur. Pour 1995, les ailerons avant et arrière avaient été rétrécis, le fond plat encore modifié, et les pontons ainsi que les côtés du cockpit rehaussés. La cylindrée du moteur était réduite de 3,5 à 3 litres.

C'est un manque de fiabilité qui réduisit à néant les belles promesses de la 412 T2, la saison 1995 tournant au duel entre Damon Hill sur sa Williams et Michael Schumacher sur sa Benetton. Ferrari était occasionnellement dans le bon wagon et Alesi remporta une victoire mémorable au Canada, son unique succès en Grand Prix. Mais il fut aussi contraint à l'abandon ou dépassé tardivement lors d'au moins trois autres courses, alors qu'il était en position de s'imposer. La messe était dite pour le moteur V12 : il avait plus de défaillances qu'un V10, plus de friction interne et pas plus de puissance. Avant même le début de la saison 1995, le nouveau patron du département moteur, Paolo Marinelli, avait décidé que l'avenir passerait par le V10. Barnard songeait lui aussi à son futur, recevant même une offre de McLaren pour y faire son retour. Alors qu'Alesi décrochait sa première victoire à Montréal, les rumeurs d'un autre bouleversement s'accentuaient : Todt faisait la cour à Schumacher pour qu'il rejoigne Maranello.

Michael Schumacher pose devant la Ferrari 412 T2.

Michael Schumacher pose devant la Ferrari 412 T2.

L'Allemand et Barnard n'ont fait que se croiser. Todt avait décidé que le pole de conception devrait rejoindre l'usine Ferrari, mais lors d'une séance d'essais après la saison, Schumacher eu l'occasion de tester la monoplace qu'il venait de battre au championnat. Les premiers V10 se montrant peu fiables, Ferrari avait emmené à Estoril la 412 T2 dotée du bloc V12 comme solution de repli. Les conditions de ces essais hivernaux étaient évidemment très différentes, mais il se dit que Schumacher avait une quantité importante de carburant à bord, et en quelques tours, il évoluait une seconde plus vite que Berger ou Alesi ne l'avaient fait sur le tracé portugais lors du Grand Prix durant la saison.

Devant la presse, Schumacher s'était toutefois montré diplomate. "Je ne peux pas spéculer sur le nombre de courses que j'aurais pu gagner si j'avais été chez Ferrari cette année", expliqua-t-il. "Ce n'est pas l'objet. Mais cette voiture est très, très bonne." Selon Barnard, l'histoire était en réalité très différente en coulisses : "Jean et Gerhard avaient déjà dit que le V12 était sensible à la levée des gaz, presque comme s'il y avait beaucoup de friction dans le moteur, et dès qu'ils levaient le pied ça agissait énormément sur l'arrière et ils n'aimaient pas ça. Mais quand Michael a piloté avec le V12, il était une seconde plus rapide au tour et il a dit : 'Oh, j'aurais pu gagner le championnat bien plus facilement avec cette voiture…'"

Photo de: LAT Images

Photo de: GP Racing

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