Opinion

Pourquoi la F1 doit croire dans la loi des séries

Le violent accident de Romain Grosjean de Bahreïn a mis en avant la grande efficacité des standards de sécurité de la F1 moderne. Mais depuis plusieurs semaines, la discipline envoie d'autres signaux bien moins spectaculaires mais bien plus négatifs, et il faut qu'elle y soit particulièrement attentive.

Les flammes sur le lieu du crash de Romain Grosjean, Haas VF-20

Les flammes sur le lieu du crash de Romain Grosjean, Haas VF-20

Un choc de face sans aucune décélération possible, une voiture coupée en deux, un cockpit encastré dans des rails de sécurité déformés et déchiquetés, un violent incendie, plusieurs dizaines de secondes dans les flammes... L'accident de Romain Grosjean portait en lui les plus grandes peurs des pilotes des années 60-70-80, sorte de "worst-of" morbide de ce qui a pris la vie de tant de compétiteurs dans l'Histoire du sport, en forme de test ultime des dispositifs de sécurité et d'intervention d'urgence imposés par les réglementations actuelles.

Et le test est évidemment réussi. Même si l'on veut croire en un miracle tant les images étaient alarmantes, la survie de Grosjean est avant tout la traduction froide de l'application avec laquelle les instances se sont employées, dans la mesure de ce qui était humainement, techniquement et historiquement possible, à éradiquer les zones de faiblesse des monoplaces et de l'équipement des pilotes. Le Halo, longtemps symbole pour une partie des observateurs et des fans d'une F1 n'acceptant plus le risque au point de quasiment se trahir, a joué son rôle à plein.

Cet accident, qui est assurément le plus terrifiant de la génération à laquelle j'appartiens, n'exclut bien sûr pas une part de chance, mais c'est le lot de tous ces crashs : il aurait suffi que le pilote Haas soit assommé par le choc, il aurait suffi que le rail de sécurité pénètre sous le Halo en coinçant Grosjean ou pire, en le blessant plus ou moins gravement, il aurait suffi que la voiture de Daniil Kvyat soit également emportée dans la sortie de piste pour qu'un paramètre change et que notre peur ne devienne tristesse et non soulagement.

Mais la F1 est ainsi faite depuis désormais une trentaine d'années dans le domaine de la sécurité des monoplaces et des pilotes qu'elle ne se contentera pas d'être satisfaite d'elle-même. Oui, le pire a été évité, "comme prévu", mais regardons ce qui s'est mal passé, regardons ce qui aurait pu se passer différemment et aggraver la situation, regardons ce qui s'est bien passé et voyons si l'on peut faire encore mieux. Tout n'a pas toujours été et tout ne sera pas toujours parfait, car c'est aussi une recherche incessante de solutions innovantes, qui essuieront parfois les plâtres, mais l'éthique sécuritaire est plus que jamais ancrée dans l'ADN de la discipline et de la FIA.

Cependant, se focaliser sur ces réussites, être happé par la lumière vive de l'explosion de la Haas de Grosjean et le fait qu'il en soit sorti quasiment indemne, ne doit absolument pas faire oublier que ces dernières semaines ont également vu des situations hautement dangereuses se multiplier. Et si rien de grave ne s'est encore produit, chaque incident nous rapproche toujours plus de celui où les choses vont dérailler et provoquer un drame.

Au soir des qualifications du Grand Prix de Turquie, nous avions publié un billet d'humeur en réaction à une journée particulièrement controversée lors de laquelle les pilotes ont dû faire face à des conditions de piste que je qualifierais pour ma part d'inacceptables en F1 mais aussi à une certaine inconséquence de la direction de course qui avait relancé la séance, disputée sur un tracé ultraglissant et humide, alors qu'un engin de levage manœuvrait encore dans un dégagement d'une section rapide de la piste.

Face à cette piste, qui en conditions sèches était si déplorable qu'il était impossible pour cette génération de F1, la plus véloce de l'histoire, de descendre à moins de dix secondes du record datant de 2011, beaucoup ont apprécié l'imprévisibilité, la hiérarchie bouleversée, faisant fi du danger potentiel. L'accident de Grosjean leur rappellera sans doute qu'il n'y a pas besoin que les conditions soient mauvaises pour que les craintes se matérialisent, même à notre époque, même si c'est rare.

Mais ce n'est évidemment pas tout. À Imola, les monoplaces à un tour ont été autorisées à se dédoubler sous Safety Car et à rejoindre la queue du peloton alors même que des commissaires travaillaient, parfois à même la piste, pour dégager les débris de l'accident de George Russell. Certains pilotes allaient assez vite, comme le règlement le permet, mais le pilote Williams avait prouvé quelques instants auparavant qu'il suffisait d'un rien pour perdre le contrôle d'une F1. Et potentiellement faucher des commissaires.

À Bahreïn, à la suite de la casse moteur de Sergio Pérez dans les derniers tours, un commissaire a cru bon, dans un réflexe que l'on peut comprendre, de se précipiter vers la Racing Point en feu en traversant une piste où des monoplaces roulaient encore. Cette situation individuelle n'est évidemment pas du ressort de la direction de course ou des organisateurs, mais la formation des intervenants l'est.

Ces petits incidents (petits par leurs conséquences) révèlent tout de même que l'édifice n'est parfois qu'à quelques dizaines de centimètres, quelques centièmes de seconde de s'effondrer et de se retrouver grandement remis en question pour un dysfonctionnement grave. On note chez Michael Masi, depuis sa prise de fonction, une volonté de se démarquer à bien des égards de la gestion de Charlie Whiting. C'est louable, et en fait c'est même souhaitable car les recettes de l'ancienne garde que représentait Whiting (appartenant à la génération des Bernie Ecclestone, Max Mosley, Herbie Blash) n'ont pas toujours su s'accommoder des exigences du présent.

Toutefois on pourrait croire qu'il y a un certain relâchement, qui n'est d'ailleurs pas forcément nouveau dans tous les domaines (on pense aux unsafe releases et aux situations parfois tangentes dans les stands, à la façon dont le respect des drapeaux jaunes est vérifié en quantifiant la perte de temps nécessaire plutôt qu'en faisant une application stricte des règles existantes, etc.), mais qui desserre un peu la bride. Et quand les situations s'accumulent sans en payer les frais, autres que quelques réprimandes verbales et remarques acerbes des pilotes ou des directeurs d'équipes, c'est là qu'il faut se remettre à serrer la vis sous peine de se laisser glisser vers le cas où, parce que le manque de réussite ou la malchance n'auront été que la dernière goutte d'eau, les regrets seront éternels.

Faire appel à l'accident mortel de Jules Bianchi est en cela utile. Tout le monde convient du fait qu'avec le recul, la situation explosive qui entourait la sortie de piste du pilote français ce dimanche d'octobre 2014 à Suzuka était objectivement inacceptable. Pourtant à l'époque, aucune personne connaissant la F1 ne pouvait véritablement dire que les choses avaient été particulièrement mal gérées, en fait elles l'avaient été de façon standard. Ce sont des années de pratiques "laxistes", de laisser-faire institutionnalisé ou d'habitudes pas suffisamment dangereuses en elles-mêmes pour être remises en cause, de la part de l'ensemble des acteurs impliqués, qui ont façonné la configuration dans laquelle un simple gros travers au moment de traverser une rigole d'eau dans une courbe en montée a conduit à l'accident qui a tué un pilote.

L'accident de Romain Grosjean est une chance. Personne n'a été gravement blessé, la plupart des choses mises en place pour assurer la sécurité ont fonctionné. Mais il a été suffisamment choquant, suffisamment effrayant, pour que l'on se pose des questions sur ce que l'on a vu ce dimanche. Il y a eu l'effroi, la peur, le soulagement ; désormais, c'est le temps des interrogations, des investigations, des projections. Si la F1 et la FIA ont conscience que cet incident n'est pas un cas isolé tellement énorme qu'il serait hors catégorie mais bien un nouvel épisode dans l'histoire des situations récentes qui auraient pu mal se finir, doit alors venir, rapidement, le temps de la remise en question.

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