Pourquoi la dernière Lotus révolutionnaire fut bannie

Le vendredi 12 avril 1981 débutaient les premiers essais du Grand Prix d’Argentine, qui marquaient une autre page de la saga de la fameuse et révolutionnaire Lotus 88…

Elio de Angelis, Lotus 88 Ford

Photo de: Rainer W. Schlegelmilch

Cette Lotus 88 devait célébrer le retour sur le devant de la scène pour la prestigieuse écurie britannique de Formule 1, Lotus. Cette T88 fut toutefois interdite de compétition avant même d’avoir pu démontrer son potentiel.

Une première sortie écourtée

La Lotus 88 apparaît pour la première fois en public lors des essais libres du premier Grand Prix de la saison 1981 à Long Beach. Après quelques tours de piste seulement, Elio de Angelis doit rentrer aux stands, ayant reçu un drapeau noir. Si les commissaires sportifs de l’événement avaient déclaré la T88 conforme à la réglementation technique, la FISA (la Fédération internationale du sport automobile, l’organisme de la FIA qui régissait le sport automobile) ne voyait pas la chose du même œil.

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La Lotus 88, avec son ingénieux double châssis destiné à exploiter encore mieux l’effet de sol, était, aux yeux des officiels de la FISA, totalement illégale. La voiture fut interdite de temps de piste lors de ce Grand Prix des États-Unis Ouest.

Petite précision : Lotus parle parfois de la Lotus 86. Cette monoplace fut conçue et fabriquée avant l’instauration de la règle qui interdisait les jupes coulissantes. Un seul exemplaire fut produit et il n’a jamais couru. Lotus a donc apporté des modifications à son concept pour le rendre conforme à la règle des jupes fixes, d’où la production de la Lotus 88 dont deux exemplaires furent produits.

Coup de frein à l’effet de sol

Au début des années 80, l’exploitation de l’effet de sol, ce phénomène qui plaque un bolide de F1 au sol par un puissant effet de succion, était une idée du génial Colin Chapman, patron de Lotus.

Tout commence quand Chapman, avec l’aide de deux ingénieurs, Peter Wright et Tony Rudd, songe à remplacer la fameuse Lotus 72 par une sorte de voiture-aileron. Lors d’études réalisées en soufflerie, les ingénieurs se rendent compte qu’en rapprochant une aile inversée du sol, celle-ci génère une forte dépression due à l’accélération des flux d’air. Ce phénomène, appelé effet de sol, était déjà bien connu en aviation.

Mario Andretti, Lotus 78 Ford

Mario Andretti, Lotus 78 Ford

Lotus crée la T78 dotée de deux larges pontons latéraux contenant chacun un profil d’aile inversée. Pour éviter que l’air placé sous pression ne s’échappe des ailes, des jupes sont ajoutées, scellant les pontons. Ceux-ci génèrent beaucoup de succion et très peu de traînée, ces turbulences qui ralentissent le bolide dans les lignes droites. En 1978, Mario Andretti décroche le titre mondial aux commandes de la splendide Lotus 79 à effet de sol. Quelques mois plus tard, toutes les écuries rivales modifient leurs monoplaces afin d’y greffer des pontons déporteurs.

Mario Andretti, Lotus 79 Ford

Mario Andretti, Lotus 79 Ford

Toutefois, ces nouveaux bolides de F1 deviennent de plus en plus rapides dans les virages, et la sécurité des circuits est remise en question. L’effet de sol est aussi très capricieux. Le centre de pression peut constamment se déplacer, ce qui rend la voiture instable. De plus, si une jupe se coince en position haute, l’effet de sol disparaît d’un coup et la voiture, soudainement privée d’adhérence, quitte violemment la piste ou même s’envole.

La fameuse règle de six centimètres

Il faut intervenir et pour des raisons de sécurité, le président de la FISA, le Français Jean-Marie Balestre, décide d’interdire les jupes mobiles, flexibles et fixes pour la saison 1981. De plus, les voitures de F1 doivent désormais respecter une hauteur de caisse minimale de six centimètres "en tout temps". Cet espace situé sous les pontons doit empêcher l’effet de succion de se produire.

En revanche, Colin Chapman trouve ce qu’il considère être une faille dans le livre du Règlement Technique et voit l'opportunité de créer une voiture tellement en avance sur son temps que le titre mondial 1981 sera facilement acquis.

Chapman, Wright, Rudd et Martin Ogilvie créent une voiture qui contourne la réglementation tout en faisant aussi une subtile mise en garde concernant les vitesses folles de ces bolides à effet de sol.

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Ces voitures à effet de sol étaient extrêmement rapides et négociaient les virages à des vitesses ahurissantes. Afin de générer un appui aérodynamique maximal, l’angle d’attaque des pontons déporteurs devait varier le moins possible tout en se situant tout près du sol. Cela exigeait de monter les voitures sur des ressorts hyper durs. Les forces d’accélération latérales et les violentes vibrations mettaient la santé des pilotes à mal. Les voitures de F1 étaient devenues de gros karts. Plusieurs pilotes ont frôlé l’évanouissement dans des virages rapides et ont souffert de sévères maux de dos et de cou.

Lotus crée une voiture qui, avec un double châssis, alloue un certain confort aux pilotes tout en générant un appui aérodynamique maximal. Cette voiture est la Lotus 88 ; une des monoplaces les plus controversées de l’Histoire de la F1.

Concept du double châssis de la Lotus 88 de 1981

Concept du double châssis de la Lotus 88 de 1981

Un premier châssis, dit "secondaire", est constitué d’une monocoque en fibre de carbone et en Kevlar où s’assoit le pilote. Le moteur Ford Cosworth DFV est boulonné à l’arrière, rattaché à la boîte de vitesses Hewland. Ce châssis est connecté à une suspension relativement souple qui absorbe les bosses de la piste et qui rend le pilotage beaucoup moins violent.

Le second châssis, dit "primaire", possède une structure en forme d’échelle. Il est constitué des surfaces externes des pontons reliées par des poutrelles et est fixé aux porte-moyeux à l’aide de pistons hydrauliques. La carrosserie, comprenant les pontons et l’aileron arrière, est ensuite boulonnée sur ce châssis.

Lorsque la voiture roule en piste, le châssis secondaire bouge sur ses suspensions souples tandis que le châssis primaire, soumis aux fortes charges aérodynamiques, s’écrase jusqu’à ce que les patins de friction touchent la piste. Ainsi, le châssis primaire racle le tarmac, scellant les pontons et générant un effet de sol maximal. Lorsque la voiture ralentit pour rentrer au stand, les pistons hydrauliques font doucement remonter le châssis primaire en position haute, permettant à la Lotus de respecter la hauteur de caisse de six centimètres. Cette mesure est effectuée par des commissaires à l’entrée des stands et avec la voiture à l’arrêt. En piste, la voiture racle le sol, mais ça, les commissaires ne peuvent ni le mesurer, ni le prouver...

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Si Chapman est astucieux, les ingénieurs des autres écuries ne le sont pas vraiment. Afin de contourner cette règle des six centimètres, l’écurie Brabham, dirigée par Bernie Ecclestone et Gordon Murray, équipent les BT49C d’une suspension hydro-pneumatique. Lorsque le pilote quitte les stands, l'appui aérodynamique abaisse la voiture, ce qui pousse un liquide dans les suspensions jusqu’à ce que les jupes fixes frottent par terre. Avant de rentrer aux stands, les pilotes roulent doucement, ce qui réduit l'appui et fait remonter la voiture afin de respecter la hauteur de caisse prescrite. Toutefois, la voiture en position abaissée demeure très physique et vraiment inconfortable à piloter.

Lotus s’attire les foudres des autres équipes

Dès ses premiers essais organisés sur le circuit de Jarama en Espagne, la Lotus 88 démontre un potentiel formidable ; si monumental que les directeurs des autres équipes s’en inquiètent et menacent de porter réclamation à son égard avant même que la saison 1981 ne débute !

Chapman, qui a pleinement confiance dans la conformité de sa T88, en fait acheminer un exemplaire pour la manche d’ouverture de la saison à Long Beach en plus de deux 81B pour Elio de Angelis et Nigel Mansell.

Si la T88 est jugée conforme par les commissaires techniques de l’événement américain, ce n’est pas du tout l’opinion de la FISA. Considérant que le châssis primaire représente un "appendice aérodynamique mobile", ce qui est formellement interdit par le règlement technique, la FISA fait stopper la T88, pilotée par De Angelis, par un drapeau noir dès le début des essais libres. Malgré les palabres qui s’ensuivent, la T88 est remisée et ne sortira plus du week-end.

Ce scénario se répète lors de deux Grands Prix suivants, au Brésil et en Argentine. Si les commissaires techniques locaux approuvent la T88, les commissaires sportifs l'interdisent de roulage suite aux réclamations déposées par plusieurs concurrents, encouragés à le faire par Bernie Ecclestone, patron de la FOCA, l’association des écuries de F1.

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Elio de Angelis, Lotus 88-Ford Cosworth

Après le Grand Prix d'Argentine, Team Lotus fait appel de cette interdiction, mais la requête est rejetée. Chapman vise alors plus haut et plaide sa cause devant la Cour d’appel de la FIA à Paris, faisant même intervenir un groupe d'universitaires en génie mécanique pour qu'ils expliquent leur interprétation du Règlement Technique. La défense de Chapman s'appuie sur la définition exacte des termes "châssis" et "structures suspendues" du règlement technique, et tente de convaincre les autorités que sa voiture se compose de deux structures suspendues et d'aucun châssis. Selon lui, la Lotus 88 est parfaitement conforme.

En dépit des arguments avancés par Chapman, la FISA (probablement placée sous une intense pression des écuries FOCA) demeure impassible et juge que le bolide n’est pas légal. Furieux, Chapman décide de boycotter le Grand Prix suivant, celui de San Marino à Imola. Il faut préciser ici que sa décision fut grandement facilitée par le fait que David Thieme, patron d’Essex, son sponsor titre, fut soupçonné de fraude et arrêté par la police. L’écurie britannique ne reçoit plus un sou de l’entreprise en négoce de pétrole, et le logo d’Essex doit disparaître de la carrosserie des Lotus.

Elio de Angelis, Lotus 87-Ford Cosworth

Elio de Angelis, Lotus 87-Ford Cosworth

Pour le Grand Prix suivant, celui de Monaco, Lotus engage des Lotus 87 qui sont, en fait, des T88 dépourvues de leurs châssis primaires. Cette décision est destinée à calmer le jeu. Ainsi, en faisant rouler des voitures légales à Monaco, Lotus regagne les faveurs de la FOCA et montre sa bonne volonté à apaiser les tensions.

En revanche, Chapman refuse d’abdiquer. Son équipe et lui retournent à leurs planches à dessin et modifient la T88 afin de la rendre parfaitement conforme aux yeux de la FISA. La carrosserie est modifiée et le radiateur d’huile de la boîte de vitesses est désormais fixé au châssis primaire.

Présentation de la Lotus 88B modifiée.

Présentation de la Lotus 88B modifiée.

Cette voiture modifiée, appelée T88B, est présentée aux commissaires techniques du Royal Automobile Club (RAC) afin de la faire accepter au Grand Prix de Grande-Bretagne à Silverstone. Chapman clame que cette T88B dispose de deux structures suspendues, comme l’exige le règlement. Les officiels du RAC lui donnent raison et acceptent les trois T88B présentées.

Or, la FISA ne tarde pas à réagir et affirme que si les Lotus 88B sont admises à Silverstone, le Grand Prix de Grande-Bretagne sera rayé du calendrier. Ferrari menace même de retirer ses voitures ! La tension est à son comble. Finalement, les commissaires se rangent à l'avis de la FISA et déclarent les T88B illégales. Les mécanos Team Lotus vont passer une nuit d’enfer à transformer les trois T88B en T87 ; une tâche monumentale qu’ils parviennent à réaliser aux prix d’efforts surhumains.

Lotus fera rouler des T87 jusqu’à la fin de la saison 1981. C’est un coup dur à encaisser pour Colin Chapman qui se désintéresse de plus en plus de la F1. La FISA imposera des fonds plats aux F1 deux ans plus tard, ce qui signifie que la Lotus 88 n’aura jamais pu démontrer son potentiel.

La mort soudaine et tragique de Chapman, survenue en décembre 1982, a profondément affecté le moral des membres de l’équipe. Peter Warr a dirigé les troupes par la suite, mais le Team Lotus, privé de son génie créateur, n’a plus jamais innové en Grand Prix. Criblé de dettes et placé sous redressement judiciaire, Team Lotus a fermé ses portes à la fin de la saison 1994.

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