L'ultime exploit de Jackie Stewart

Jackie Stewart a décidé de prendre sa retraite dès le début de l'année 1973, mais cela ne l'a pas empêché de remporter un troisième titre mondial lors d'une saison tragique.

Jackie Stewart, Tyrrell

Jackie Stewart, Tyrrell

David Phipps

Le Championnat du monde des pilotes de Formule 1 n'est pas souvent remporté par un pilote qui n'a pas la monoplace la plus compétitive ; ce fut pourtant le cas lors de la saison 1973. Il ne s'agit pas de dire que les Tyrrell 005 et 006 alors pilotées par Jackie Stewart étaient mauvaises, simplement que d'autres voitures étaient meilleures. En 15 courses, la Lotus 72 a signé sept poles, dix victoires et a remporté le championnat des constructeurs, tandis que la McLaren M23 – lancée pendant la saison – était performante au point de remporter un titre trois ans plus tard, en 1976. Tyrrell, en revanche, a conçu un nouveau bolide pour 1974…

Grâce à sa science de la course et à un poil de chance, Stewart a été couronné à l'issue d'une saison qu'il était proche de ne pas disputer. "J'ai failli prendre ma retraite en 1971 car j'ai contracté une mononucléose, qui est une maladie du sang", explique-t-il. "J'ai remporté le Championnat du monde cette année-là, j'ai couru en Can-Am et j'ai travaillé pour ABC. J'ai traversé l'Atlantique 86 fois, et ça m'a presque tué."

Même après s'en être remis, Stewart n'était pas au meilleur de sa forme, multipliant les tête-à-queue, si bien qu'il a consulté : "Je me disais qu'il devait y avoir quelque chose qui n'allait pas". Et pour cause : le Britannique était victime d'un ulcère duodénal qui avait engendré une hémorragie, conséquence probable de la mononucléose.

Jackie Stewart, Tyrrell Ford

La rumeur voulait alors qu'il prenne sa retraite, mais Stewart est revenu, a remporté le Grand Prix de France et a décidé de continuer. Deux victoires en fin de saison étaient prometteuses pour une campagne 1973 qui n'a toutefois pas bien commencé : en Argentine, une crevaison l'a empêché de faire mieux que troisième, tandis qu'au Brésil, il était impuissant face à la Lotus d'Emerson Fittipaldi, vainqueur de ces deux courses.

"Je ne pouvais pas aller plus vite", se remémore Stewart. "La Lotus et Emmo [Fittipaldi] étaient trop rapides pour moi au Brésil. J'ai tout donné. La Tyrrell était assez difficile à piloter, et Interlagos était bosselé. L'empattement court de la Tyrrell la rendait très nerveuse sur les bosses. Elle était rapide sur des circuits comme Monaco, avec des virages courts et serrés, mais pas facile à piloter."

Les choses ne se présentaient pas mieux à Kyalami, avec un accident à 275 km/h au bout de la ligne droite des stands en essais libres, à cause d'une défaillance des freins. "Je suis sorti de mon propre corps, je me voyais dans le cockpit", relate Stewart de cette expérience surréaliste. "Le dégagement était conséquent pour l'époque, mais au bout, il y avait un mur en béton. J'ai ouvert les yeux, mais je n'ai vu que du blanc jusqu'à ce que la poussière se dissipe. Je me suis dit : 'Merde… Bon, au moins, je ne suis pas en enfer !'."

Heureusement, le grillage que Stewart avait exigé dans ce virage l'a ralenti, et il s'en est sorti indemne. Le directeur d'équipe Ken Tyrrell lui a ensuite confié la voiture de son coéquipier François Cevert (condamnant le Français à un départ en fond de grille) ; l'Écossais en a fait bon usage, remontant de la 16e place à la première en sept tours pour s'imposer.

Jackie Stewart, Tyrrell

C'est avant la manche suivante, alors qu'il était deuxième du championnat derrière Fittipaldi, que Stewart a décidé de prendre sa retraite. Il n'en a informé que trois personnes : Tyrrell, Walter Hayes et John Waddell, responsable des affaires publiques chez Ford UK. Il a ainsi abordé tous les Grand Prix restants en sachant que chacun serait son dernier sur les circuits en question, et s'est efforcé de les savourer en conséquence, mais son approche de la course n'a pas changé : "J'ai pris chaque circuit comme il venait. Je n'ai jamais pensé au titre mondial avant Monza. Ma logique, c'est qu'il s'agit juste de gagner des courses."

Une nouvelle défaillance des freins a coûté la deuxième place à Stewart au Parc de Montjuïc, pendant que Fittipaldi s'imposait, mais tout s'est arrangé à Zolder. Leader en début d'épreuve, Cevert est parti en tête-à-queue, et Stewart a remporté son duel face à Fittipaldi pour remporter la victoire. Il a ensuite signé la première de ses trois pole positions cette année-là, à Monaco.

En Principauté, la course s'est résumée à un nouveau duel Stewart-Fittipaldi, Cevert ayant accroché un trottoir et Ronnie Peterson ayant subi un problème de pression d'essence. Le pilote Tyrrell a résisté aux assauts de la Lotus pour sa troisième victoire monégasque, revenant à quatre points du leader au championnat.

Jackie Stewart, Tyrrell 006 Ford

Lotus a repris l'avantage au Grand Prix de Suède, mais Stewart et Denny Hulme (McLaren) se sont bravement battus jusqu'à ce que la Tyrrell perde ses freins arrière et chute au cinquième rang. Des problèmes de pneus l'ont empêché de faire mieux que quatrième en France, mais Fittipaldi a alors connu une série de mauvais résultats, notamment en raison d'un accrochage avec Jody Scheckter au Paul Ricard, et Stewart est parvenu à s'emparer du fauteuil de leader.

Un superbe premier tour a mis le local de l'étape en position idéale à Silverstone, mais c'était compter sans le carambolage provoqué par Jody Scheckter. "J'ai passé Ronnie dans Becketts au premier tour et j'ai creusé un bon écart. Puis Jody…" sourit Stewart. Ce dernier attaquait Peterson à Stowe après le restart lorsqu'il a été trahi par sa boîte de vitesses, passant en seconde au lieu de la quatrième, et il a alors fait une excursion hors piste qui lui a coûté les points. Mais Fittipaldi, contraint à l'abandon, n'en a pas marqué non plus.

Stewart demeurait donc en tête du classement général au moment d'aborder le Grand Prix des Pays-Bas sur un circuit de Zandvoort rénové, où l'abandon de Peterson sur problème de boîte de vitesses lui a permis de mener un doublé Tyrrell, lors d'une épreuve toutefois endeuillée par l'accident mortel de Roger Williamson. "De nos jours, la course serait interrompue", estime Stewart. "Nous avons vu David Purley perdre les pédales quand il l'a appris, pris de chagrin. Je pense qu'il ne s'en est jamais remis. À l'époque, on était virtuellement assis sur le réservoir, qui était en métal. Au moindre impact par le côté, il explosait."

La mort de Williamson a montré les progrès qui restaient à faire en matière de sécurité, mais si cette thématique était désormais prise au sérieux, c'était surtout grâce à Stewart. Avant sa retraite, les casques intégraux ont été lancés, et les grilles de départ avec deux pilotes par ligne ont été imposées en 1973, tandis que les circuits ont été grandement améliorés.

"Quand nous sommes passés de 1500 cc à des voitures 3l en 1966 et le DFV est arrivé en 1967, la vitesse de passage en virage était bien plus rapide, mais les circuits n'avaient pas changé du tout", souligne Stewart, qui – avec l'Association des Pilotes de Grand Prix – avait boycotté le Nürburgring en 1970 pour y exiger des changements.

"C'était un circuit bien plus facile après ça, mais ça restait le plus dur de tous", ajoute celui qui a pris 15 points d'avance au championnat en devançant Cevert au Grand Prix d'Allemagne. "Le Nürburgring était de loin la piste la plus difficile au monde, celle qu'il fallait avoir à son palmarès. Les voitures s'envolaient plutôt bien, mais ne retombaient jamais bien !"

Jackie Stewart, Tyrrell et Emerson Fittipaldi, Lotus

Jackie Stewart (Tyrrell) devant Emerson Fittipaldi (Lotus)

Après le Nürburgring, Stewart comptait cinq victoires à son actif, malgré le fait qu'il n'avait réalisé que deux pole positions et aucun meilleur tour. Pour lui, il s'agissait de préparer la voiture pour la course plutôt que de dépenser trop d'énergie à la recherche du chrono ultime.

"Il n'y avait pas de couvertures chauffantes, et on avait le plein de carburant au départ. J'ai passé beaucoup de temps là-dessus en essais, je n'ai pas fait beaucoup de poles car j'utilisais ce temps pour que la voiture soit optimisée dans les différentes phases de la course. Tout ce que nous savions devoir faire était fait avec une précision militaire. Si l'on était en première ou en seconde ligne, ça allait."

Cependant, comme à l'accoutumée sur les circuits rapides, les Lotus 72 étaient les plus véloces sur l'Österreichring, alors que les Tyrrell souffraient de problèmes de comportement. Stewart s'est retrouvé coincé derrière la Ferrari d'Arturo Merzario, mais la chance était de son côté, cette fois. Peterson a laissé passer Fittipaldi afin de l'aider dans sa quête de titre, mais le Brésilien a eu un souci d'alimentation en carburant. Peterson s'est imposé, mais la deuxième place de Stewart l'a grandement rapproché du sacre.

Lotus a dominé de nouveau à Monza, mais Stewart s'est illustré. Un clou dans son pneu arrière gauche l'a contraint à rentrer au stand, et il n'a repris la piste que 20e. Une superbe remontée l'a mené à la quatrième place, à seulement cinq secondes du podium, et il a tourné huit dixièmes plus vite qu'en qualifications. Peterson n'ayant pas laissé passer son coéquipier Fittipaldi, Stewart a été couronné. "Nous savions qu'il fallait finir quatrième, et nous avons battu le meilleur tour à chaque boucle", relate le triple Champion du monde sur ce qui peut être considéré comme sa meilleure course.

Jackie Stewart, Tyrrell 006/2

Un arrêt au stand manqué a handicapé Stewart lors d'un chaotique Grand Prix du Canada, mais les choses se présentaient bien à Watkins Glen pour ce qui aurait dû être son 100e et dernier GP. "La voiture était performante, et le vendredi, Ken m'a dit : 'Ce serait sympa, si François est à ton niveau, que tu le laisses passer et gagner la course'. Il avait fini deuxième derrière moi trois fois cette année. Ken a dit que ce serait sympa parce que François allait être numéro 1 [en 1974]. Il était relativement clair que la voiture était suffisamment bonne, et François pilotait très bien à ce moment-là. J'ai répondu : 'Oh, Ken, c'est beaucoup me demander pour mon dernier GP. Ce serait cool de le gagner. On verra comment ça se passera, il pourrait y avoir plus rapide que nous'."

Bien sûr, il n'en a jamais eu l'opportunité. L'accident mortel de Cevert dans les Esses en essais a mis un terme à la carrière de Stewart un jour plus tôt que prévu. Il a même vu son bon ami dans la Tyrrell détruite avant de rentrer au stand : "L'un de mes plus grands regrets est de ne pas être resté plus longtemps avec lui. Je suis resté trop longtemps, mais pas assez longtemps. C'était un accident horrible et il était encore dans le cockpit. J'étais très en colère, dégoûté – j'avais déjà vu ça trop souvent. Je suis remonté dans la voiture et rentré au stand. Ken m'a demandé si François allait bien. Je lui ai répondu que François n'était plus de ce monde, mais il a dit : 'Comment peux-tu le savoir ? Tu n'en sais rien. Ce n'est pas officiel'."

François Cevert, Jackie Stewart

François Cevert et Jackie Stewart

Stewart a néanmoins repris le volant lorsque la séance d'essais a redémarré : "J'ai décidé que rouler était une bonne idée car l'on craignait que quelque chose ait cassé. À l'époque, je ne pensais pas que ce soit une défaillance mécanique, et j'ai repris la piste car je pensais que l'équipe en avait besoin."

"J'ai remporté plus de courses que quiconque, mais c'est parce que j'ai fini plus de courses que quiconque. Ken savait vraiment recruter les bonnes personnes, et mes mécaniciens et ingénieurs – les gens comme Roy Topp, Roland Law, Roger Hill, Derek Gardner et Jo Ramírez – étaient meilleurs dans leur rôle que je ne l'étais dans le mien."

Ce soir-là, Stewart a enfin informé son épouse Helen de sa décision de prendre sa retraite, et l'écurie Tyrrell a déclaré forfait pour ce dernier Grand Prix de la saison. "J'ai décidé de prendre ma retraite au bon moment. Et j'ai remporté le titre mondial après deux années où je ne me sentais pas bien. Walter Hayes avait organisé un dîner pour ma retraite à l'hôtel Savoy, ainsi qu'une conférence de presse. Tout était parfait, puis j'ai eu l'impression que Dieu m'avait giflé. Le pire chose qu'il pût me faire, en dehors de ma famille, était que François meure."

En effet, il était triste que la carrière de Stewart et sa magnifique saison 1973 s'achèvent ainsi. Mais ses 27 victoires en Grand Prix constituaient un record, lequel n'a été battu que par Alain Prost en 1987. Comme l'a dit Pete Lyons pour Autosport : "Il est à nouveau Champion et il l'a fait avec panache. Ce qu'il a accompli est digne d'une légende."

Jackie Stewart, Tyrrell Ford

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