Il n'est plus seul : comment un pilote partage sa voiture au Mans

Plongez avec Tristan Gommendy dans les coulisses du partage d'un prototype LMP2 aux 24 Heures du Mans : une aventure humaine, technique, forcément exigeante, qui demande également une approche et une philosophie différentes pour tout pilote qui n'est plus le seul maître de son auto.

#39 Graff Racing S24 Oreca 07 Gibson: Vincent Capillaire, Jonathan Hirschi, Tristan Gommendy

Photo de: Sam Bloxham / Motorsport Images

B.D., Le Mans - Tristan Gommendy participera la semaine prochaine pour la dixième fois aux 24 Heures du Mans. Il s'agira de son septième départ consécutif dans la catégorie LMP2. À 40 ans, le Français a derrière lui un cursus avant tout typé monoplace, ce qui en fait un témoin idéal pour évoquer auprès de Motorsport.com l'une des notions phares de l'Endurance : le partage d'une voiture avec deux autres coéquipiers. Qui plus est dans une catégorie qui impose la présence d'un pilote classé "Silver" par la FIA, autrement dit qui n'est pas considéré comme pilote professionnel. Notre chroniqueur nous éclaire sur la dynamique autour de son rôle de pilote "Platinum" chez Graff-SO24 pour la classique mancelle, aux côtés de Jonathan Hirschi et Vincent Capillaire.

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Tristan Gommendy, aujourd'hui en Endurance, et plus particulièrement en LMP2, qu'est-ce qui crée la plus grosse différence avec les habitudes du pilote solitaire lorsqu'il faut partager sa voiture ?

Même en n'étant plus seul sur une voiture, on a un objectif qui est le même, à savoir en théorie faire le meilleur résultat, et dans le meilleur des cas gagner. Et puis on s'aperçoit que pour gagner, le plus important en Endurance ne sera pas celui qui va être le plus rapide. Certes, ça l'est pour sa propre carrière, pour signer un contrat, pour prouver, pour changer d'équipe, pour évoluer, mais ça c'est une vision autre, qui est importante sportivement pour un pilote pro. Si l'on ne regarde que la course, on s'aperçoit que ce qui est très important n'est pas, comme les gens pourraient le penser, d'avoir le pilote le plus rapide dans l'équipage, mais d'avoir le pilote le moins rapide qui soit le plus rapide ! Je m'explique : cela veut dire avoir un "maillon faible" qui soit le plus fort possible. Car avec la règle du "Silver", qui dit qu'il faut un pilote gentleman, c'est lui qui sera très important dans le résultat final de la course.

En monoplace, vous êtes seul, vous travaillez pour vous et vous êtes capable d'aller dans le sens de la performance dans une certaine limite que vous savez gérer, avec laquelle vous savez travailler et développer avec votre ingénieur, avec un seul discours. Quand il y a trois pilotes, il faut que tous puissent se sentir bien avec le même set-up. Et la différence se fait souvent par le pilote "Silver" : on gagne beaucoup plus en sacrifiant un peu de performance pure dans le set-up de la voiture, même si l'on sait qu'en faisant tel ou tel changement on irait trois ou quatre dixièmes plus vite. Pour réussir, il faut souvent savoir sacrifier ça et faire une auto parfois un peu moins rapide, mais qui va être capable de plaire à tout le monde. Dans ma position de pilote "Platinum", je ne suis plus là pour aller chercher moi-même la performance, m'amuser ou me mettre en valeur. Il faut être concentré sur l'homogénéité de l'équipage.

#39 Graff Racing S24 Oreca 07 Gibson: Vincent Capillaire, Jonathan Hirschi, Tristan Gommendy, Alexandre Cougnaud

Est-ce naturel d'intégrer cette nouvelle approche, ou bien faut-il un déclic ?

Quand je suis arrivé en Endurance, c'est Alpine qui m'a fait venir, et je n'avais connu que des autos de 700 ou 800 chevaux pendant quinze ans, seul en monoplace. C'était une philosophie, mais d'un autre côté, Alpine voulait gagner au Mans donc il y avait un instinct et une culture d'équipe qui étaient quand même d'attaquer. Ensuite, je suis passé chez TDS, où la philosophie était très axée sur la course, donc je n'ai pas vécu tout de suite cette notion. Ils me mettaient toujours en qualifs, me laissaient attaquer à outrance en permanence, et dans leur stratégie ils se servaient énormément du pilote "Platinum". Mais c'était à une période où il existait encore des vrais gentlemen drivers, en 2013, 2014, 2015, voire 2016. Aujourd'hui, ça a évolué et les équipages sont de plus en plus homogènes, par obligation, car si vous n'avez pas un trio qui est proche au chrono, vous ne pouvez rien espérer dans le résultat final.

Il y a donc, directement ou indirectement, beaucoup de choses qui reposent sur les épaules du pilote "Platinum" au sein de l'équipe ?

Quand tu es en monoplace, tu vas tout le temps chercher la performance absolue. Mais quand tu arrives ici, au bout d'un moment tu t'aperçois que, quoi que tu fasses, ça ne va pas changer les choses. Aller gagner deux dixièmes au tour ne fera pas évoluer le résultat final, et on se rend compte qu'il faut absolument que le pilote "Platinum" sache mettre l'ambiance de travail, l'organisation, et un set-up qui convient aux trois pilotes. Je ne crois plus que la performance au tour du pilote "Platinum" soit aujourd'hui le plus important. Ça reste un critère, notamment pour l'image, mais la probabilité que je fasse la différence pour aller chercher un podium est extrêmement faible, alors que les deux autres, si je les ai mis dans les bonnes circonstances avec de bons réglages, pourront faire cette différence.

C'est une responsabilité forte, car il y a quand même peu d'essais, et si vous emmenez l'équipe dans le mauvais sens, le week-end est mort et pas seulement, car ensuite il faut démêler les nœuds. Il y a un moment où les équipes se reposent sur le pilote en qui ils ont confiance, et après, lorsqu'il y a eu des évolutions dans le bon sens, on fait valider les choses avec les autres.

#39 Graff Racing S24 Oreca 07 Gibson: Vincent Capillaire, Jonathan Hirschi, Tristan Gommendy

La première fois que l'on voit un autre pilote prendre le volant de "sa" voiture, est-ce déroutant ?

Au début, quand tu n'es pas habitué, il y a une frustration. Tu arrives de la monoplace, il y a un mec qui prend ta voiture alors que toi tu t'es dépouillé, tu as fait un résultat… Quand tu reviens, que tu es en tête de la course et que tu rends la voiture, tu as presque envie de ne pas lâcher, de demander à rester et de finir le job. Tu as peur qu'il y ait une erreur ou autre ! C'est là qu'il faut évoluer, accepter, et s'apercevoir que ça devient un peu un sport collectif. C'est comme jouer au football : une fois que l'on n'a plus la balle dans les pieds et qu'on l'a passée à un collègue, on assume les possibilités qu'il fasse une bêtise.

Finalement, on l'accepte parce que c'est un tout. S'il fait une erreur, on se dit que l'on aurait pu en faire une soi-même, et on apprend à être tolérant par rapport à ses coéquipiers. Si l'on a la chance d'avoir un équipage où l'on roule avec des gens intelligents, cela crée un relationnel et en fin de compte on découvre le plaisir du sport collectif, qui est de gagner ensemble. On perd quelque chose d'un côté, pour regagner autre chose qui, peut-être, est moins pur mais un peu plus noble que de la course individuelle en monoplace comme je l'ai fait pendant 16 ans. Il y a un plaisir à partager les succès, il faut faire avec les défauts et les qualités de chacun. Il y a beaucoup de choses positives dans le fait d'être à trois, mais on ne le découvre pas tout de suite.

Le fait de donner beaucoup de responsabilité au pilote "Platinum" crée-t-il des difficultés pour l'équipe, par exemple sur le plan de l'écoute ?

C'est une question de confiance qui s'instaure. C'est mon cas avec l'ingénieur de course, il me connaît, on a vécu beaucoup de choses ensemble. Il a complètement confiance en mon feedback et quand il a un doute, il me fait monter tout de suite dans la voiture pour savoir où on en est et comprendre. Ce n'est pas trop difficile à partir du moment où l'ingénieur et l'équipe savent que le pilote est sérieux, qu'il ramène un vrai retour d'information sur lequel on peut se reposer. Souvent, je fais un bout du chemin, je ne vais pas trop loin et puis je propose d'arrêter pour passer le relais aux deux autres et voir ce qu'ils en pensent, car il faut que ça leur plaise aussi. En réalité, ce serait beaucoup plus compliqué en faisant parler les trois pilotes d'emblée, car c'est rare que tout le monde aille dans la même voie, et ça provoquerait de l'immobilisme. L'idéal est quand même d'avoir un pilote qui prend les directions et certaines décisions dans l'intérêt de tout le monde, et non pas du sien. Il faut une voiture stable, facile à conduire et qui rende tout le monde satisfait.

Podium du LMP2 : le troisième, Tristan Gommendy, Graff Racing

Que se passe-t-il quand toute la philosophie que vous venez de décrire rencontre des accrocs ?

Il peut arriver que, humainement ou techniquement, le courant ne passe pas entre des équipiers. Et si les deux s'estiment en droit d'exprimer le feedback, que l'ingénieur n'a pas l'expérience ou la finesse pour ne pas les mettre en rivalité, il y a alors une confusion qui s'insère, et c'est le début du calvaire. C'est dur à vivre car ensuite, humainement ça devient compliqué, et le plaisir est moins au rendez-vous, les briefings sont compliqués. C'est une situation très difficile à gérer en Endurance. La seule solution, si les pilotes n'arrivent pas à s'entendre, c'est espérer que l'ingénieur sache faire le tri, poser tout ce qu'il a sur la table et sache prendre les bonnes décisions. Ce sont des situations complexes. C'est aussi pour ça que, malgré certaines possibilités séduisantes d'aller rouler ici ou là, il faut savoir trouver les compromis. C'est pour ça que cette année avec le Graff et mes coéquipiers, on a énormément de plaisir à se retrouver, à être dans la continuité de l'an passé. La relation humaine est tellement importante !

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