Analyse

Quand les enjeux financiers engendrent l'agressivité des jeunes pilotes

La pression à laquelle sont soumis les espoirs de la moto est à la source d'une agressivité qui inquiète de plus en plus. Restreindre la participation au Championnat du monde aux pilotes âgés de 18 ans suffira-t-il à endiguer les manœuvres souvent désespérés des jeunes qui rêvent du MotoGP ?

Ayumu Sasaki, Red Bull KTM Tech 3

Ayumu Sasaki, Red Bull KTM Tech 3

Gold and Goose / Motorsport Images

Il faudra avoir au moins 18 ans pour rouler en Moto3 à partir de la saison 2023. Cette mesure phare est au cœur d'une nouvelle réglementation qui entrera en vigueur dès l'année prochaine et qui a été décidée par la FIM, instance dirigeante de la compétition sur deux roues, et la Dorna, promoteur du MotoGP et du WorldSBK, après les décès de trois pilotes dans des championnats destinés aux jeunes espoirs cette année.

Des limites d'âge seront revues à la hausse dans plusieurs catégories, le nombre de pilotes engagés sera réduit et un équipement de sécurité répondant à de nouveaux critères sera rendu obligatoire. Plusieurs acteurs de la compétition moto saluent ces mesures, mais pour d'autres, elles ne s'attaquent pas au fond du problème : un niveau d'agressivité toujours plus élevé chez une jeune génération qui subit la pression du résultat.

La réalité, loin du feu des projecteurs, est que de nombreuses familles investissent des sommes colossales, certaines allant jusqu'à s'endetter ou à hypothéquer leur domicile pour garantir le meilleur matériel et la meilleure équipe à leur progéniture. Et beaucoup de ces équipes, confrontées à un manque de résultats ou séduites par l'arrivée d'une famille au potentiel plus élevé, n'hésitent pas à menacer leurs pilotes d'une éviction si les performances ne sont pas au rendez-vous. Ces sportifs âgés de 12 à 15 ans, qui rêvent d'atteindre le MotoGP, sont ainsi confrontés à une pression immense.

Quand la compétition génère de l'anxiété

Pep Font est un psychologue spécialisé dans la performance au centre d'entraînement Sant Cugat, près de Barcelone. Il travaille cette année avec Raúl Fernández et a par le passé épaulé Jorge Lorenzo et Carlos Checa, parmi d'autres. Il évoque une "anxiété de la compétition" qui peut survenir chez des pilotes appartenant à toute catégorie mais qui, chez les plus jeunes, prend la forme d'une "menace" pouvant interférer dans leur comportement en piste.

"Les athlètes engagés dans des compétitions avec une notion de risque ou de danger l'ont internalisée, si bien qu'ils n'en ont pas conscience", a analysé Font dans un raisonnement aussi clair que brutal : "Si c'était le cas, ils ne seraient plus pilotes. Ils ont beaucoup plus peur de ne pas être au niveau ou de ne pas obtenir les résultats espérés."

Niccolo Antonelli, Reale Avintia Moto3

Pour ce psychologue, la nécessité de décrocher les résultats nécessaires pour amortir l'investissement familial est à l'origine de l'augmentation du niveau d'agressivité qui a récemment été constaté dans les petites catégories : "Je pense qu'il y a un lien direct. C'est une réalité irréfutable : si un père paie 140'000 euros pour que son fils roule en CEV Moto3 et qu'il est bon, peut-être qu'il ne paiera plus que 50'000 euros l'année suivante. S'il n'est pas bon, non seulement la somme sera aussi élevée, mais il devra rouler dans une équipe moins performante."

"Le but est de payer une grosse somme d'argent pour ensuite être payé pour rouler. À chaque course, c'est un pari pour que ça penche du bon côté. Et c'est ce que le pilote perçoit comme une 'menace'. Le message des parents et des équipes à ces gamins est clair : il faut gagner, quoi qu'il en coûte."

Une pression supérieure à celle du MotoGP

Cette situation n'est pas nouvelle et c'est un pilote aujourd'hui retraité, Jorge Lorenzo, qui la résumait le mieux quand il était au sommet de sa carrière. "Je ne ressens pas la pression de remporter un Championnat du monde", expliquait alors celui qui en a gagné trois en MotoGP. "J'étais sous pression quand j'ai débuté en 125cc et que je savais que soit j'étais bon, soit je rentrais chez moi..."

Le principal problème en augmentant l'âge, c'est que les familles qui dépensent de l'argent pour mener leur fils jusqu'au Championnat du monde devront continuer à le faire un ou deux ans de plus. Je ne pense pas que le problème soit lié à l'âge.

Jorge Martín

Cette pression s'est généralisée à tous les échelons. Jorge Martín est aujourd'hui dans une situation confortable en MotoGP, catégorie où il a connu la victoire, mais son ascension vers le plus haut niveau aurait pu s'arrêter net durant son adolescence. Le Madrilène a su tirer son épingle du jeu, cependant d'autres espoirs ont disparu des radars.

"Il y a eu quelques moments de ma carrière où si je n'étais pas performant, je rentrais chez moi", résumait Martín en 2018, l'année de son titre en Moto3. "Quand je devais disputer la Rookies Cup, je n'y entrais que si j'étais premier. Et une fois que j'y étais, je gagnais ou j'arrêtais la compétition. Ça m'a appris à travailler sous pression."

Jorge Martin, Pramac Racing

Iker Lecuona s'inquiète de voir des parents investir des sommes folles en plaçant trop d'espoirs sur leurs enfants, si bien qu'il ne veut pas reproduire un schéma qu'il juge néfaste. "Si j'ai un fils, je ne ferai pas une hypothèque sur ma maison pour qu'il pilote des motos", a confié le pilote Tech3 à Motorsport.com. "Je le ferai jouer aux petits chevaux."

"Je pense que beaucoup de parents perdent le contrôle et ne savent pas où se trouve la limite", a déploré l'Espagnol. "Ils pensent avoir un Valentino Rossi ou un Marc Márquez chez eux, et ça ne se passe pas comme ça. Tout le monde a ses propres capacités et ceux qui le peuvent y arrivent. Évidemment, il faut de l'argent, mais pas au point de tout risquer. Augmenter l'âge minimum est un moyen de dire aux parents de se calmer et aux équipes de ne pas 'utiliser' les pilotes."

Beaucoup de parents perdent le contrôle et ne savent pas où se trouve la limite. Ils pensent avoir un Valentino Rossi ou un Marc Márquez chez eux.

Iker Lecuona

Jorge Martín n'est pas aussi optimiste. Le pilote Pramac redoute même une situation opposée puisque les jeunes pilotes devront attendre avant de rejoindre le Championnat du monde, une situation susceptible d'engendrer des dépenses sur une période plus longue pour leur entourage.

"Le principal problème en augmentant l'âge, c'est que les familles qui dépensent de l'argent pour mener leur fils jusqu'au Championnat du monde devront continuer à le faire un ou deux ans de plus", a précisé le pilote Pramac à Motorsport.com"Je ne pense pas que le problème soit lié à l'âge. Des gens comme Márquez ou Pol Espargaró sont arrivés à 15 ans et il n'y avait pas les folies que l'on voit aujourd'hui."

Martín aurait préféré des mesures garantissant que les pilotes soient correctement préparés avant d'être promus à un échelon supérieur : "Peut-être qu'il faudrait réfléchir à d'autres solutions, comme un niveau requis ou des résultats imposés. En d'autres mots, prouver qu'on est prêt."

Iker Lecuona, KTM Tech3

Mieux former les commissaires

En haut lieu, on se défend d'avoir uniquement pris en compte l'âge des pilotes. Jorge Viegas rappelle que cette limite fait partie d'un ensemble de mesures et que la réduction du danger est un travail au long cours. Il affiche sa volonté de mieux sensibiliser les familles à la situation à laquelle leurs enfants sont confrontés en compétition.

"Nous travaillons sur l'amélioration de la sécurité depuis longtemps. Ça n'a pas été décidé maintenant, en réaction aux récentes tragédies", a assuré le président de la FIM. "Nous devons travailler sur la base, avec les pilotes mais aussi avec les équipes et les parents. Ils sont nombreux à investir des sommes beaucoup trop élevées, jusqu'à hypothéquer leur maison pour que leur enfant puisse rouler. C'est pour ça que nous allons intervenir, avec la Dorna, dans le CEV FIM, la Rookies Cup et la Talent Cup, ainsi qu'en Championnat du monde."

Cette action aura également pour but d'uniformiser autant que possible les pénalités et surtout de les renforcer, ce qu'ont demandé des pilotes comme Valentino Rossi et Jack Miller, afin que les espoirs soient incités à se montrer plus prudents en piste : "Les pilotes doivent comprendre qu'on ne peut pas gagner à tout prix, en mettant en danger la vie des autres. C'est pour ça que les commissaires vont jouer un rôle important, en tant qu'arbitres qui imposent les pénalités. Nous allons les préparer à avoir les mêmes critères et à imposer les mêmes sanctions sur les mêmes infractions. Et ils seront fermes. Nous allons faire beaucoup de changements pour garantir que ceux qui portent les jugements soient les meilleurs."

Deniz Oncu, Red Bull KTM Tech 3

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