Analyse

Les marques japonaises doivent-elles s'inquiéter ?

Avec le départ de Suzuki et l'ascendant pris par les marques européennes au championnat, le MotoGP semble à la croisée des chemins. Les constructeurs japonais ont-ils des raisons de s'inquiéter ?

Toutes les MotoGP alignées sur la piste

Depuis leur création en 1949, les Grands Prix moto ont connu différentes phases, avec des périodes plus ou moins propices aux diverses marques engagées. Mais la saison 2022 pourrait-elle aller au-delà de ces roulements naturels et marquer un tournant majeur ?

Le fait est que durant près de cinq décennies, la catégorie reine a été dominée par les constructeurs japonais, plus précisément depuis le premier titre de Yamaha en 1975. Emmené par Giacomo Agostini, qui fut justement l'un des grands porte-étendards de MV Agusta précédemment, le constructeur d'Iwata mettait fin à une domination sans partage des marques européennes qui s'était instaurée dès le lancement du championnat : il y avait eu les Britanniques AJS et Norton, et l'écrasante domination italienne portée par Gilera et MV Agusta, avec rien que pour la marque de Varèse 17 années de succès ininterrompues.

La mainmise des constructeurs nippons installée à partir de 1975 allait durer jusqu'en 2021… à une seule exception près ! En l'occurrence, le premier titre conquis par Ducati en 2007, avec Casey Stoner, s'est révélé être un cas isolé au beau milieu d'une période durant laquelle Honda et Yamaha n'ont eu de cesse de se partager les lauriers. De façon plus sporadique, Suzuki a également apporté sa pierre à l'édifice avec un à deux sacres de ses pilotes par décennie entre les années 1970 et 2000 puis celui de Joan Mir en 2020.

Si le retour de Ducati sur le toit du monde grâce à Pecco Bagnaia cette année ne donne pas l'impression de devoir être un succès ponctuel comme avait pu l'être le titre de Stoner il y a quinze ans, c'est que le contexte est radicalement différent. On le sait, l'Australien avait à l'époque su s'affirmer lors d'une saison de transition règlementaire, et alors qu'il découvrait les pneus Bridgestone répondant si parfaitement à ses attentes en matière de pilotage. En 2022, Ducati apparaît plus solide que jamais, avec une machine affûtée et désormais complète ainsi qu'un groupe qui couvre le tiers du plateau MotoGP, renforçant les chances de chacun grâce au partage d'informations autant qu'aux places trustées dans les classements et dont est privée la concurrence.

Et puis il y a les chiffres, qui ne mentent jamais. Ils montrent à quel point la tendance a évolué depuis 2020, année de l'explosion du COVID-19 mais aussi de la blessure qui allait écarter Marc Márquez de la course au titre durant trois ans. Lors des quatre années qui ont précédé, soit depuis 2016 (saison du retour à la victoire de Ducati) jusqu'en 2019, les marques japonaises ont décroché les trois quarts des victoires et des podiums. Par contre, à compter de 2020, les deux clans se sont peu à peu rapprochés puis la balance s'est inversée : sur la période 2020-2022, grâce à l'expansion de Ducati mais aussi aux succès de KTM et Aprilia, les constructeurs européens ont finalement obtenu 59,6% des podiums et 55,8% des victoires.

Les marques japonaises vs européennes en 2022

Les marques japonaises vs européennes avant et après le Covid

Marc Márquez lui-même a eu l'occasion de citer la pandémie comme l'une des explications à ce changement de paradigme, et il n'est pas le seul. On reproche aux constructeurs japonais un manque de flexibilité dans ce contexte inédit ayant bousculé les habitudes, tout autant qu'un certain attentisme dans le développement technologique aujourd'hui porté avec un grand sens de l'innovation par les marques européennes.

Au championnat, le titre pilotes de Bagnaia s'accompagne de la victoire de Ducati au classement des équipes (pour la deuxième année consécutive) et d'un troisième titre constructeurs de suite, deux récompenses qui traduisent précisément la tournure globale d'une saison. Et le reste du palmarès 2022 ne fait que confirmer que la marque de Borgo Panigale a frappé sur tous les fronts, réussissant à s'imposer parmi les indépendants ou encore les rookies.

Peut-être pourrait-on tempérer la défaite du clan japonais en pointant le fait que Yamaha est resté en lice pour le titre pilotes jusqu'au dernier Grand Prix ? Seulement Fabio Quartararo n'est qu'une rare exception aux avant-postes (très rare même chez Yamaha) puisqu'il faut descendre à la septième place du classement pilotes pour trouver un autre coureur évoluant sur une moto japonaise (en l'occurrence Álex Rins sur la Suzuki). Et le suivant est Marc Márquez… 13e sur la Honda ! Quant au championnat constructeurs, Quartararo y est assurément l'arbre qui cache la forêt car si l'on exclut ses performances qui ont permis à son employeur de finir à la deuxième place, celui-ci n'aurait eu aucune chance de faire mieux que le trio Ducati-Aprilia-KTM. Quant à Suzuki et Honda, il faut regarder les deux dernières places pour les voir apparaître dans ce classement.

Le clan japonais perd un constructeur et quatre motos

Si l'on ignore de quelle manière Yamaha et Honda parviendront à répliquer à la prise de pouvoir de leurs adversaires européens, un chapitre de taille s'est refermé en cette fin d'année avec le départ tonitruant de Suzuki. Deux ans après son titre, le constructeur de Hamamatsu a décidé, par la voix de ses hauts dirigeants, de stopper net son investissement dans les Grands Prix, n'en déplaise à la soixantaine de personnes qui formaient son équipe MotoGP et à la place qu'elles avaient réussi à offrir à la marque dans le championnat.

Pour Davide Brivio, qui a pris la tête du team lors du retour de la marque − après un précédent départ tout aussi brutal − et en était le directeur au moment de fêter le titre rapporté par Joan Mir, ce départ est autant une surprise qu'un rappel à l'ordre pour tout le groupe nippon.

"C'est triste de voir une équipe comme celle-ci fermer, c'est vraiment dommage", a-t-il regretté, interrogé par GPOne dans les allées du paddock de Valence où il était venu saluer ses anciens collègues. Déjà victorieuse en Australie, la GSX-RR allait connaître un dernier succès précisément pour cette ultime course, avant que le matériel soit remballé et renvoyé définitivement vers le Japon avec au passage beaucoup de larmes et une véritable incrédulité dans le paddock. "Je crois qu'il y avait le potentiel pour obtenir de très bons résultats. Après les premières années durant lesquelles il y avait eu quelques difficultés, je crois que les ingénieurs japonais avaient pris un certain rythme. Il était possible d'exploiter toute cette expérience, et au lieu de ça ce parcours s'interrompt malheureusement."

"Dans ce contexte, je suis inquiet pour les deux autres marques japonaises, étant donné que l'aventure Suzuki se termine cette année. Car je crois qu'elles doivent changer de rythme pour rester dans le coup", a prévenu Davide Brivio. "Je pense que ce sport évolue d'un point de vue technique, qu'il change et se développe. Peut-être que les Japonais ont été quelque peu pris au dépourvu par tout cela et, s'ils veulent rester dans le match, il va falloir qu'ils revoient différentes choses."

C'est un peu comme si la donne avait changé : il faut plus d'argent, plus de ressources. [Les constructeurs japonais] doivent comprendre que pour gagner, ils doivent en faire plus.

Valentino Rossi

Valentino Rossi était lui aussi présent à Valence pour assister à ce dernier Grand Prix, celui du sacre de son poulain Pecco Bagnaia. Et lui aussi porte un regard critique sur les difficultés rencontrées par les constructeurs japonais, dont il défendait lui-même les couleurs il y a tout juste quelques mois.

"Yamaha mise toujours sur l'équilibre, mais la différence de moteur par rapport à la Ducati est désormais assez importante", a observé Rossi auprès de Sky Sport en Italie. "Mais je dois dire que ces dernières années, Ducati a mis tout le monde en difficulté, pas seulement Yamaha. Tous les constructeurs japonais sont en difficulté parce que Ducati est passé à la vitesse supérieure, et ce dès 2016, mais ces deux dernières années ils ont encore progressé : une façon de travailler agressive, beaucoup de motos en piste, les données de tout le monde [à disposition]…"

Rossi partage l'avis de Brivio : pour lui, le MotoGP a tout simplement changé et les marques aujourd'hui à la traîne doivent se ressaisir. "Les marques japonaises vont devoir se décider, parce que c'est un peu comme si la donne avait changé : il faut plus d'argent, plus de ressources. Ils doivent comprendre que pour gagner, ils doivent en faire plus."

Aujourd'hui, Suzuki a quitté le championnat et Yamaha a également perdu son équipe satellite, se trouvant donc limitée à deux motos en 2023 alors qu'Aprilia récupère ces deux places. Le plateau passe ainsi de 14 machines européennes à 16, et de dix japonaises à six. Honda, qui n'a plus gagné depuis plus d'un an, peine depuis plusieurs années à se montrer à l'avant avec un autre pilote que Marc Márquez ; une dépendance comparable à celle de Yamaha qui n'a pu compter que sur Fabio Quartararo récemment. Pour retrouver du répondant malgré leur présence réduite sur la grille, les deux marques doivent à tout prix viser juste dans le développement de leur modèle 2023 et ce ne sont pas les commentaires de leur leader respectif après le premier test d'intersaison qui rassurera sur ce point pour le moment.

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