Hommage

Quarante ans après, que garde-t-on de Gilles Villeneuve ?

Adulé de son vivant, légendaire dans les mémoires. Passé à la postérité, Gilles Villeneuve demeure l'idole de toute une génération et passionne les plus jeunes qui accordent encore l'importance nécessaire à l'histoire de notre sport. Une place à part qui n'est pas remise en question, quarante ans jour pour jour après sa disparition tragique.

Hommage à Gilles Villeneuve

Hommage à Gilles Villeneuve

Camille De Bastiani

L'accident mortel de Gilles Villeneuve, il y a quarante ans à Zolder, a comme figé de lui une image qui n'est que partiellement vraie : celle d'un génie brisé, beaucoup trop téméraire dans un sport dangereux pour espérer y survivre, et dont le destin aurait été de ne jamais devenir Champion du monde. S'il avait eu le temps pour le démontrer, les autres facettes de ce pilote remarquable auraient sans doute paru plus évidentes, et chacun aurait aujourd'hui une perception plus complète et plus fidèle de celui qu'il était vraiment. Personne ne nie que le Canadien eût en lui une part de folie, et c'est d'ailleurs ce qui a contribué à forger sa légende, mais cette fougue n'était pas irrationnelle.

Au cœur même de l'histoire de Gilles Villeneuve, il y a un naturel effarant, couplé à un caractère sans compromis. On peut aussi parler des circonstances qui l'ont amené à devenir pilote de Formule 1. Cela n'aura duré que cinq ans mais aura donné lieu à des instants parmi les plus magiques que ce sport ait connu. Des moments intenses qui ont relégué au second plan sa part la plus subtile, ces qualités hors du commun et cette soif de compétition qui auraient été le fondement même d'un succès futur auquel ne croyaient pas ses détracteurs.

Un talent brut pas préparé pour la F1

Quand vient l'heure de poser un regard critique sur la courte carrière de Gilles Villeneuve en Formule 1, impossible de ne pas rappeler la manière dont il y a accédé : si peu préparé ! Les courses en Europe lui étaient presque étrangères et, s'il avait brillé en Formule Atlantic, ce n'était qu'au niveau national et continental, au volant de monoplaces bien en deçà des capacités des F1, aussi bien au niveau du grip que de la puissance. Le tout sur des tracés n'ayant pas grand-chose à voir avec ceux de la catégorie reine.

Gilles Villeneuve marque les esprits à Silverstone, pour son premier GP en 1977.

Gilles Villeneuve marque les esprits à Silverstone, pour son premier GP en 1977.

La Formule Atlantic, où il remporta neuf des dix courses en 1976 après avoir signé toutes les pole positions, n'aurait probablement pas été un tremplin s'il n'avait pas battu un certain James Hunt, invité à être son coéquipier pour l'épreuve de Trois-Rivières cette année-là. Au début, Hunt ne voulait pas à croire que le Québécois soit une demi-seconde plus rapide que lui et soupçonnait une iniquité de matériel. Lors de la séance suivante, on échangea les voitures et Villeneuve accentua significativement son avance ! Sa manière de piloter et de repousser les limites faisait toute la différence. Époustouflé, Hunt eut la grande classe de signaler à McLaren, écurie pour laquelle il courait alors en F1, qu'il venait de croiser un talent incroyable. C'est ce qui permit à Gilles Villeneuve d'avoir sa chance au volant d'une troisième McLaren au Grand Prix de Grande-Bretagne 1977, aux côtés de James Hunt et de Jochen Mass. Il y fit sensation.

Pour préparer cette première course, une séance d'essais fut organisée quelques jours auparavant. En très peu de temps, Villeneuve devait apprivoiser une F1 et apprendre le circuit très rapide de Silverstone, quand les autres rookies de l'époque avaient généralement la possibilité d'enchaîner des milliers de kilomètres durant l'hiver.

En qualifications, bien que doté d'une McLaren antérieure à celle de Jochen Mass, il devança l'Allemand. Il aurait pu terminer quatrième de la course s'il ne s'était pas arrêté au stand à cause d'une lecture erronée de la jauge de température. Auteur du cinquième meilleur tour en course, cet ovni arrivé de nulle part se retrouva soudainement dans le viseur de Ferrari !

Il est ainsi toujours important de rappeler le contexte, car à la simple lecture du résultat, les débuts en F1 de Gilles Villeneuve n'étonneraient pas forcément aujourd'hui. Toutefois sa prestation laissait entrevoir un talent hors du commun. "Gilles est arrivé en F1 sans aucune véritable expérience", rappelle son ami pilote, Bruno Giacomelli. "Il a dû apprendre tellement plus que le reste d'entre nous, qui avions grandi en courant en Europe. Sans expérience internationale, il a dû apprendre les circuits et la F1, le tout avec la pression d'être pilote Ferrari !"

"Un magicien avec les pneus"

Villeneuve se retrouva dans le cockpit de la Ferrari du Champion du monde Niki Lauda pour le remplacer lors des deux derniers Grands Prix de la saison 1977. Et il parvint à convaincre Enzo Ferrari, au point de faire dire plus tard au Commendatore qu'il avait sous ses ordres l'un des plus fabuleux pilotes qu'il ait rencontrés.

Dès 1978, Gilles Villeneuve devient pilote Ferrari à part entière.

Dès 1978, Gilles Villeneuve devient pilote Ferrari à part entière.

"Il n'y avait que deux issues possibles dans la situation [de Gilles]", poursuit Bruno Giacomelli. "Soit il n'allait pas être assez rapide, soit il aurait des accidents. Peu importe le talent. On peut mettre n'importe qui dans cette situation, avec le peu d'expérience qu'avait Gilles, et ce seront toujours les deux options. Si tu n'es pas assez rapide, tu ne restes pas en F1. Donc il n'y avait qu'une seule option. Bien sûr, il a eu des accidents au début."

Quand on cite Gilles Villeneuve comme l'un des plus grandes pilotes de l'Histoire de la Formule 1, ceux qui ne sont pas d'accord pointent du doigt ses résultats au cours de la saison 1978. C'est vrai, il était régulièrement devancé par Carlos Reutemann en qualifications et logiquement derrière lui au championnat. Un écart toutefois logique à ce stade. Le plus important à observer, ce sont les pics de forme : à Zolder et Monza, il fut à la lutte avec la dominatrice Lotus 79 à effet de sol de Mario Andretti, ce que même le brillant Reutemann n'était pas parvenu à faire. Par ailleurs, il n'avait plus d'accident. Andretti fit remarquer à quel point il avait mis Villeneuve sous pression à Monza, attendant patiemment une erreur du Canadien. Elle ne vint jamais, et l'Américain n'eut d'autre choix que de plonger à l'intérieur de la Ferrari et de compter sur la bonne coopération de son adversaire pour éviter l'accrochage.

Sa première victoire, Villeneuve la célébra à domicile cette année-là, sur le circuit de Montréal qui porte aujourd'hui son nom. Cette performance de haut vol, sans la moindre faille, recèle un détail qui vient tordre le cou au mythe du pilote peu précautionneux : le choix des pneus tendres, qui donna des sueurs froides au personnel de Michelin.

Montréal 1978, la première victoire en F1 sur sa terre natale.

Montréal 1978, la première victoire en F1 sur sa terre natale.

"On lui a dit qu'il n'y avait aucune chance que ces pneus tiennent", raconte Pierre Dupasquier, qui travaillait pour le manufacturier français. "Mais ils ont tenu. C'était un magicien avec les pneus ! Je sais que les gens ne s'en rendent pas compte car ils ont cette image de lui sur trois roues, ou allumant les pneus face à Arnoux [à Dijon en 1979]. Quand il a fait de nouveau le choix des pneus tendres à Long Beach en 1979, j'étais encore une fois inquiet, mais j'avais davantage confiance en lui après ce qu'il avait fait à Montréal, ainsi que lors du Grand Prix précédent, à Kyalami. Là-bas, il avait comblé une demi-minute pour rattraper Scheckter, avait forcé Jody à maltraiter ses pneus et l'avait dépassé."

Seul quelqu'un d'une très grande sensibilité pouvait réaliser de telles performances, et on le remarqua davantage en 1980, quand la Ferrari 312 T5 était incapable de boucler un Grand Prix sans changer de pneus. Systématiquement, Villeneuve allait plus loin que Jody Scheckter avec ses gommes.

Un duel mythique et des fondations

Les deux coéquipiers avaient un niveau de performance beaucoup plus proche l'année précédente, au terme de laquelle ils signèrent le doublé au championnat. Néanmoins, Villeneuve avait dû se cantonner à un rôle de numéro 2 derrière Scheckter, sacré Champion du monde cette saison-là. Pourtant, durant la première partie de saison, il était plus rapide et avait battu le Sud-Africain sur ses terres, à Kyalami, puis à Long Beach. Mais le comptage des points ne retenait à l'époque que les quatre meilleurs résultats pour chaque moitié de saison. Avant les deux derniers Grands Prix de la première partie de saison, Ferrari annonça clairement la couleur : Scheckter avait jusqu'au Grand Prix de Monaco pour gagner une course, sans quoi la Scuderia donnerait la priorité à Villeneuve pour le titre.

Gilles Villeneuve lors des essais du GP d'Italie 1979.

Gilles Villeneuve lors des essais du GP d'Italie 1979.

Scheckter remporta les deux courses suivantes, non sans des circonstances heureuses à Zolder. Coupable d'une erreur dans le premier tour, il envoya la Williams de Clay Regazzoni heurter Villeneuve, contraint de passer par les stands pour réparer. Le Canadien donna tout ce qu'il pouvait pour remonter jusqu'au troisième rang mais consomma trop de carburant et tomba en panne sèche dans le dernier tour. Quatre points perdus, dans une saison où il termina à trois longueurs de Scheckter…

Le scénario même de la saison 1979 montre qu'il avait la capacité à décrocher la couronne. Seulement, de cette année-là et de la carrière de Gilles Villeneuve, on retient souvent d'autres choses. À commencer par le duel légendaire face à René Arnoux à Dijon, ainsi que le retour au stand sur trois roues à Zandvoort.

"À Dijon, je l'ai déjà dit, ce n'était possible qu'entre Gilles et moi, parce que c'était mon meilleur ami en F1 et j'étais le sien", se souvient Arnoux. "J'avais énormément de respect pour lui, et il en avait énormément pour moi. C'était dangereux à cette vitesse, et le circuit de Dijon était étroit, ce n'était pas simple. Il avait un gros problème avec les pneus et j'avais un problème de pression d'essence. Et je savais que j'avais cette difficulté, mais j'ai essayé de terminer deuxième au lieu de troisième. À Dijon, il y avait un grand virage au sommet du circuit, et mon moteur s'arrêtait pendant deux secondes, puis il repartait ! Au drapeau à damier, la différence était trop importante pour passer, même avec le turbo. J'ai essayé, essayé, essayé… Tout le monde se souvient de ce duel. Quelqu'un m'a demandé un jour : 'Qui a gagné cette course, Villeneuve ou toi ?' Ni l'un ni l'autre, c'était Jabouille."

Dijon 1979, le duel mythique entre Gilles Villeneuve et René Arnoux.

Dijon 1979, le duel mythique entre Gilles Villeneuve et René Arnoux.

Des fulgurances de Gilles Villeneuve entrées dans l'Histoire, il y a aussi Watkins Glen 1979, où il affichait sous la pluie un rythme jusqu'à 9"6 plus rapide que ses poursuivants. "Il est à un autre niveau que nous", avait alors concédé Jacques Laffite dans un aveu également partagé par Niki Lauda, Patrick Tambay et Alain Prost. Villeneuve remporta ce Grand Prix malgré un moteur dont il avait dû prendre grand soin dans les vingt derniers tours.

La symphonie inachevée

La saison 1979 devait donc être celle des fondations. "Gilles était un naïf", confie Mauro Forghieri, à l'époque responsable technique chez Ferrari. "Il avait joué ce rôle de lieutenant en 1979 et il avait toujours été clair que ce rôle ne durerait que pour cette saison-là, car ça faisait partie du contrat de Scheckter. Après ça, il n'y aurait plus de restrictions, plus de numéro 1 ou de numéro 2."

Malheureusement, l'année 1980 fut une cruelle désillusion à cause d'une Ferrari 312 T5 en perdition face aux monoplaces à effet de sol. Ce qui n'empêcha toutefois pas la magie de continuer à opérer par coups d'éclat. À Monaco, Villeneuve était cinquième lorsqu'il se mit à pleuvoir en fin de course. Soudainement, il était le plus rapide en piste, de trois à cinq secondes ! Avec quelques tours de plus, la sensation était possible… Un an plus tard, il s'imposait en Principauté avec l'improbable Ferrari 126 CK.

En 1981, le GP de Monaco sourit à Gilles Villeneuve.

En 1981, le GP de Monaco sourit à Gilles Villeneuve.

Arriva donc la saison 1982, qui commença par l'épisode de la grève des pilotes à Kyalami consécutive à l'instauration d'une Super Licence et à des ramifications politiques concernant les contrats des uns et des autres. Tout ce que détestait Gilles Villeneuve.

"Le sport est plus important que tout", lança-t-il en marge de cette fronde inédite. "Plus important que toutes les personnes qui le composent. Je dis bien sûr ce que je pense. Je l'ai toujours fait, même si ça dérange des gens comme Ecclestone et Balestre. Pourquoi devrais-je avoir peur d'eux ? Le public n'est pas là pour voir des politiciens et des manipulateurs. Ils sont là pour voir Alain [Prost], Mario [Andretti], Carlos [Reutemann] et moi. Je suis très à l'aise avec mes sentiments à l'égard de la compétition. Elle me fait gagner beaucoup d'argent, mais je peux vous dire une chose avec certitude : si l'argent disparaît du jour au lendemain, je ferai toujours de la course automobile, car j'adore ça. Alors que les entrepreneurs ne seront plus là."

Sur la piste, Gilles Villeneuve avait enfin à sa disposition une Ferrari alliant un puissant moteur et un châssis à la hauteur. En 1982, il était probablement le pilote le plus rapide au volant de la voiture la plus rapide, et le titre mondial lui semblait promis. La 126 C2 bénéficiait des trouvailles de Harvey Postlethwaite, recruté à Maranello. L'ingénieur britannique avait découvert que la 126 CK de 1981 n'avait qu'un quart de l'appui aérodynamique de ses rivales.

"Gilles était un homme simple qui ne faisait pas de politique, sans aucun complexe", décrivit Postlethwaite. "Il était entièrement honnête. Si l'on faisait des essais et que la voiture était une poubelle, il venait dire : 'Écoute, la voiture est une poubelle… ça ne me dérange pas de la piloter, ne vous méprenez pas, je la piloterai toute la journée et j'adore chaque minute à son volant, mais je crois qu'il fallait que vous sachiez que la voiture est une poubelle'. Il n'a jamais piloté autrement qu'à fond, que ce soit sur la piste ou sur la route…".

La colère puis le drame

Villeneuve n'aura pas l'occasion de mener la 126 C2 au succès, même s'il aurait dû s'imposer à Imola sans le comportement décrié de son nouveau coéquipier, Didier Pironi. Lors de ce fameux Grand Prix de Saint-Marin, Villeneuve fut littéralement choqué par l'attitude du Français, qui n'avait selon lui pas respecté les consignes d'équipe et disputé à son coéquipier une victoire qu'il pensait acquise. Le Canadien ne s'était jamais laissé aller à faire de la politique en F1 et il ne se rendait pas compte à quel point cela le rendait vulnérable face à quelqu'un comme Pironi. Il était alors le pilote le plus rapide du monde, avait la voiture pour briller, mais le "naïf" décrit par Forghieri s'était fait duper, le faisant entrer dans une colère noire.

Sur le podium d'Imola en 1982, Villeneuve s'estime trahi par Pironi.

Sur le podium d'Imola en 1982, Villeneuve s'estime trahi par Pironi.

"La colère est toujours là", confia-t-il quatre jours après ce Grand Prix polémique. "Comme je l'ai dit à la fin de la course, il m'a volé une victoire et je pense toujours que c'est le cas. Il y avait un accord. Ça fait maintenant trois ans que je suis chez Ferrari, et l'ordre a toujours été de ne pas se battre. Par exemple, si la voiture est en tête et qu'il n'y a personne de proche derrière, il vaut mieux aller moins vite et ne pas courir le risque de tomber en panne. En d'autres termes, il faut être sûr de finir."

Deux semaines plus tard, à Zolder, Villeneuve n'était probablement pas dans un état d'esprit apaisé quand, en qualifications, il tomba sur une monoplace plus lente et ne put l'éviter… Le contact avec Jochen Mass fut fatal, éjectant le Canadien et laissant la F1 orpheline de l'un de ses plus grands atouts.

"Ce fut terrible quand Gilles est mort", souffle René Arnoux. "J'ai pleuré ce jour-là, et le lendemain aussi, même je devais courir… et je me souviens du sentiment que l'on avait d'être tous égaux au départ à partir de ce moment-là. Villeneuve était parti. On savait tous qu'il avait un talent au-delà de notre portée."

"Seulement" six victoires et deux pole positions, telle est la place de Gilles Villeneuve au palmarès de la discipline. La manière dont perdure sa mémoire prouve que, parfois, les chiffres valent beaucoup moins que le contexte pour juger la place d'un homme dans l'Histoire. "Sa mort nous a privés d'un grand champion, que j'aimais énormément", dira Enzo Ferrari. "Mon passé est marqué par le deuil : parents, frère, fils. Ma vie est remplie de tristes souvenirs. Je regarde derrière moi et je vois les visages de mes proches, et parmi eux je le vois, lui."

Puisque la vie l'emporte toujours, de l'héritage de Gilles Villeneuve, il y a aussi... Gilles Villeneuve, son petit-fils, né il y a quelques mois. 

Quelques instants avant des qualifications qui lui seront fatales à Zolder...

Quelques instants avant des qualifications qui lui seront fatales à Zolder...

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