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Frank Williams : une vie marquée par l'épreuve

Le plus grand défi de la vie de Sir Frank Williams est survenu début 1986, après un grave accident de voiture sur une route du sud de la France. Mais avec la détermination qui a caractérisé toute son approche de la F1, il n'a jamais laissé son handicap le freiner, et encore moins affecter son équipe.

Le vainqueur Nigel Mansell avec Frank Williams, directeur Williams, et Nelson Piquet

Photo de: Sutton Motorsport Images

Frank Williams (1942-2021)

Frank Williams, emblématique fondateur de l'écurie éponyme, s'est éteint à l'âge de 79 ans. La rédaction de Motorsport.com lui rend hommage.

Pendant les 44 premières années il a vécu une vie, et après le 8 mars 1986 il en a vécu une autre. C'est tout ce que Frank Williams avait tendance à dire publiquement pour évoquer l'accident qui a bouleversé son existence. Car pour lui, qu'y avait-il d'autre à dire ? Pour nous autres, sa résilience face à un handicap physique aussi grave faisait de lui une figure d'admiration stupéfiante. Pour l'homme lui-même, c'était juste la réalité qu'il devait vivre. Pas d'auto-indulgence, pas d'auto-apitoiement : après l'accident, la seule option était d'aller de l'avant. C'était la méthode Williams.

L'accident de la route qui a failli le tuer s'est produit au moment où son équipe reprenait sa domination, alors que cette même ingénierie qui avait permis à l'écurie de gagner pour la première fois en 1979 et d'être championne en 1980 exploitait et libérait toute la puissance d'un V6 turbo Honda de plus en plus surpuissant.

Mais nous reprenons le fil de l'histoire à un autre moment : celui où l'écurie britannique s'est retrouvée acculée, équipée en 1983 d'un V8 atmosphérique obsolète et moins puissant que les blocs turbo. Et nous nous arrêterons cinq ans plus tard, en 1988, avec une équipe qui aura bouclé la boucle. Ce furent des années extrêmes, de fortunes parfois désespérées, parfois sensationnelles, parfois traumatisantes, mais toujours aussi fascinantes. Le milieu des années 80, c'est la raison pour laquelle le monde de la F1 aime Williams.

Le recul de 1983

La décision de la FIA, à la fin de 1982, d'interdire l'effet de sol et de valoriser les monoplaces à fond plat, a débouché sur une saison 1983 troublante, faite de compromis. Car la plupart des équipes utilisèrent des monoplaces de l'année précédente et modifiées. Déjà gravement handicapée par l'absence de moteur turbo, l'équipe Williams savait que sa FW08C à moteur Cosworth DFV laisserait Keke Rosberg impuissant dans la défense de son titre, remporté contre toute attente la saison précédente.

Et puis, presque à la veille des hostilités, il y eut un autre coup de théâtre. Une semaine avant le premier Grand Prix à Rio, Patrick Head reçut un coup de fil de Rosberg, qui était déjà au Brésil pour des essais. Keke énumérait une liste de chronos, mais ce n'étaient pas les siens. Il s'agissait de ceux de Nelson Piquet au volant de la nouvelle Brabham BT52, réalisés avec différents niveaux de carburant.

Gordon Murray avait une fois de plus réussi un tour de passe-passe : Brabham était sur le point de réintroduire le ravitaillement en carburant sur les Grands Prix et Rosberg savait que toutes les équipes allaient devoir suivre la tendance pour rester dans le coup. Quelle fut la réponse de Head ? Dans la nuit du mardi au mercredi, un dispositif conçu à la hâte à partir d'un fût de bière en aluminium et d'un raccord de ravitailleur pour avion fut chargé dans le fret à destination de Rio.

Keke Rosberg au volant de la Williams FW08C.

Keke Rosberg au volant de la Williams FW08C.

Contre toute attente, Rosberg se qualifia premier à Rio, la dernière des 131 pole positions du moteur DFV. Il était deuxième derrière Piquet jusqu'au moment d'aller ravitailler avec ce fameux fût de bière. Mais des boulons desserrés sur la trappe à carburant provoquèrent une fuite, le feu embrasant brièvement le cockpit. Rosberg sortit de la voiture et regarda derrière lui. Le réservoir n'étant pas endommagé, on lui demanda de repartir.

C'était peu probable, mais Head insista avec ces mots inimitables : "Keke, remonte dans cette putain de voiture !". Il eut pour réponse : "Mais je me suis brûlé ma putain de moustache"… Rosberg fit néanmoins ce qu'on lui demandait et pilota magnifiquement, passant de la neuvième à la deuxième place. Mais pour la deuxième année consécutive, il fut disqualifié à Rio : pour le faire redémarrer, l'équipe l'avait poussé de manière illégale.

Par la suite, les opportunités furent rares en cette saison 1983, comme prévu. Il y eut une victoire serrée décrochée par Rosberg lors de la dernière course, la Race of Champions à Brands Hatch, mais il s'agissait d'une épreuve qui ne comptait pas pour le championnat.

La plus belle récompense tomba en fait au Grand Prix de Monaco, lorsque les ravitaillements furent interdits et sur un circuit où le déficit de puissance importait moins. Keke s'imposa après une performance de virtuose qui aura marqué sa carrière. Il s'était qualifié cinquième derrière les Renault et Ferrari à moteur turbo, mais la météo joua en sa faveur. Pariant sur les slicks Goodyear, il prit la tête aux dépens d'Alain Prost dans le deuxième tour et s'échappa définitivement.

Honda, le début du renouveau

Le moteur turbo arriva finalement au terme de l'année 1983, mais le V6 Honda avait du retard quand il fut installé dans la FW09 à l'allure disgracieuse. Rosberg et son populaire coéquipier français, Jacques Laffite, n'étaient guère mieux lotis qu'ils ne l'avaient été avec la FW08C. Pourtant, Rosberg fit preuve d'une sorte de magie dans les rues de Dallas, offrant à Honda sa première victoire depuis Monza 1967. Néanmoins, l'expérience était nouvelle pour Williams : pour la première fois, l'équipe disposait d'un motoriste d'usine partageant la même ambition de victoire. Comment cela allait-il se passer ?

Keke Rosberg au volant de la Williams FW10.

Keke Rosberg au volant de la Williams FW10.

La dynamique se confirma en 1985 avec l'arrivée de celui qui allait porter le numéro 5 rouge sur le nez de la FW10. En 1984, Laffite avait fait son temps chez Williams, qui devait trouver son remplaçant pour rejoindre Rosberg. Les pilotes de pointe comme Prost et Piquet n'étaient pas disponibles, donc il fallait miser sur un profil moins huppé. Ça aurait pu être le sympathique Derek Warwick, qui semblait avoir toutes les caractéristiques d'un pilote Williams. Mais "Del Boy" choisit de rester chez Renault. Williams opta pour une autre "moustache"… celle du gars de chez Lotus au sujet duquel Peter Warr avait dit : "Tant que j'aurai un trou du cul, cet homme ne gagnera jamais un Grand Prix".

Nigel Mansell était rapide, ça ne faisait aucun doute, mais allait-il devenir plus qu'un simple pilote ? Colin Chapman en était convaincu, mais après sa mort en 1982, Mansell n'avait gardé son volant que parce que le sponsor principal, John Player Special, voulait un pilote britannique. En 1985, il avait avec la 95T une voiture potentiellement capable de gagner, mais alors qu'il avait la victoire à portée de main à Monaco, il avait tout perdu sur une ligne blanche humide à Massenet. La vulgarité de Warr, dans de telles circonstances, était peut-être compréhensible.

Rosberg n'était pas vraiment joyeux en découvrant que Frank et Patrick l'avaient recruté, surtout qu'Elio de Angelis décrivait son ancien coéquipier chez Lotus comme un "poison". Pourquoi bouleverser l'harmonie de l'équipe en faisant venir un perturbateur évident ? Keke admettra avoir changé d'avis une fois la saison commencée. Les deux pilotes n'ont jamais été de véritables amis, mais un certain respect mutuel se développa entre eux au cours de l'année. Quoi qu'il en soit, sur la piste, Rosberg restait le numéro un de l'équipe, brillant en qualifications à Silverstone malgré une crevaison lente puis décrochant ses deux dernières victoires à Détroit et Adélaïde.

On savait alors depuis un moment que Rosberg était au bout de son aventure avec Williams et qu'il envisageait une dernière campagne chez McLaren avant de prendre sa retraite. Pendant quatre saisons mouvementées, il fut le successeur idéal d'Alan Jones, premier Champion du monde de l'écurie. Quant à Mansell, il fit taire la prophétie de Warr en signant sa première victoire lors du Grand Prix d'Europe, à Brands Hatch. Il aura dû attendre sa 75e course et, à 32 ans, alors qu'il était en F1 depuis 1980, il était enfin prêt à exploser. Après sa victoire à Brands Hatch, il confirma à Kyalami avec la pole position et un nouveau succès.

Le drame d'une vie

Pour Williams, la saison 1986 s'annonçait radieuse : le double Champion du monde et ancien ennemi juré, Nelson Piquet, avait approché Frank pour remplacer Rosberg, la voiture était couverte de sponsors, elle était propulsée par un V6 Honda désormais au niveau de la concurrence, et l'équipe avait remporté les trois dernières courses en 1985. Pour couronner le tout, il y avait la FW11, un chef d'œuvre magnifiquement conçu.

Puis Frank fut victime de ce grave accident. Sa Ford Sierra de location avait quitté la route alors qu'il rejoignait l'aéroport après des essais au Paul Ricard, qui avaient d'ailleurs confirmé que 1986 serait une grande année pour son équipe. Passager, Peter Windsor en sortit presque indemne, mais Williams allait devoir faire face au plus grand combat de sa vie.

Nelson Piquet au volant de la Williams FW11.

Nelson Piquet au volant de la Williams FW11.

Deux semaines après l'accident, Piquet décrocha sa première victoire avec Williams à Rio, sans doute l'une des plus significatives, ne serait-ce que par ce qu'elle représentait pour sa nouvelle équipe. À ce stade, Head était déjà en charge des affaires courantes, Frank occupant le rôle emblématique à la tête de Williams pour attirer les sponsors. Comme la plupart des contrats, y compris ceux de ses pilotes, couraient jusqu'en 1987, son absence due à sa convalescence n'empêcha pas la domination de s'exercer.

Head décrivait Piquet et Mansell comme "l'eau et l'huile", mais il y avait encore une relative harmonie chez Williams, où chacun travaillait pour tirer le meilleur parti de la FW11. Cependant, il apparut assez vite que le duel Piquet-Mansell était la nouvelle réalité de la F1, le Britannique infligeant une défaite à son supposé leader à Brands Hatch, où Nelson manqua un passage de rapport.

Piquet était agacé de voir Mansell évoluer en véritable leader et fit remarquer que Frank lui avait promis le statut de numéro un, mais ce n'était pas inscrit dans son contrat. Il accompagna Head pour rendre visite à Frank, qui avait retrouvé sa conscience. À peine capable de parler, Frank confirma néanmoins que Nelson devait être traité comme le numéro un et que, dorénavant, la voiture de réserve devait toujours être préparée pour lui. Mais les pilotes disposaient d'un matériel similaire et tous les deux devaient à continuer à en tirer le meilleur.

Avant la fin de saison, une troisième couronne chez les constructeurs était assurée mais le titre pilotes devait se jouer lors d'une finale palpitante à Adélaïde. Pour compliquer les choses, McLaren avait réussi à se maintenir dans la course avec Prost.

Tout au long de la saison, des tensions s'étaient développées avec Goodyear après des défaillances inquiétantes survenues avec les pneus. Le manufacturier n'avait pas été d'une grande aide, répondant qu'aucune autre équipe n'avait souffert de tels problèmes, tandis que Williams soulevait le fait qu'aucune autre voiture que la sienne ne générait autant d'appui et de puissance.

Dans les rues d'Adélaïde, cette histoire éclata au grand jour, tout comme le pneu arrière gauche de Mansell. Il était à 19 tours d'une troisième place qui lui aurait assuré le titre mondial. Mais au lieu de ça, Head était confronté à l'une des décisions les plus importantes de sa carrière : laisser Piquet en piste au péril de sa vie en espérant que les pneus tiennent, ou faire ce qu'il fallait en l'arrêtant. Comme toujours, il prit la bonne décision. Piquet rentra au stand et Prost décrocha un deuxième titre mondial.

Nigel Mansell victime d'une crevaison avec la Williams FW11.

Nigel Mansell victime d'une crevaison avec la Williams FW11.

Quant à Frank, il avait fait son retour en F1 via l'hélicoptère de Bernie Ecclestone à Brands Hatch, où il avait reçu l'ovation d'une foule admirative. Mais à l'aube de la saison 1987, Patrick et lui durent faire face à la remise en question de cette domination si méritée. Les luttes intestines venaient de leur coûter un titre pilotes et ce n'était pas près de s'arranger, car les hostilités gagnaient en intensité entre Mansell et Piquet, ce dernier abaissant le niveau à des insultes personnelles. Professionnellement, le Brésilien était remonté à l'idée de travailler dur pour perfectionner ses réglages – à l'encontre du cliché de paresseux qui lui était souvent adressé – et de voir Mansell en récolter ensuite les fruits.

La fin de l'ère Honda

La perte potentielle du moteur Honda était davantage préoccupante. Le V6 turbo était maintenant fourni à Lotus, même si la FW11B,  légèrement améliorée avec une aéro et un package supérieur, avait plus que son mot à dire face à la 99T au volant de laquelle Ayrton Senna faisait des merveilles en jaune Camel. Senna travaillait dur pour emmener avec lui les moteurs japonais chez McLaren et former une dream team avec Prost. Pour le patron de McLaren, Ron Dennis, le partenariat réussi avec le moteur TAG turbo de Porsche arrivait en bout de course, et les planètes s'alignaient.

Sur la piste, le titre constructeurs 1987 ne fit pas l'ombre d'un doute. Mais lequel des deux coéquipiers mécontents allait coiffer la couronne ? L'avantage de Piquet fut émoussé par un énorme accident dans le virage de Tamburello, à Imola. Certains disent qu'après, il n'a plus jamais été le même. Il était dominé par Mansell aussi bien au niveau des pole positions (8 contre 4) que des victoires (6 contre 3). Néanmoins, avec sept deuxièmes places et l'accident de Mansell en essais libres à Suzuka, Piquet parvint à sceller un troisième titre. Cela rappelait Niki Lauda en 1984, mais ceux qui disent qu'il ne le méritait pas font preuve d'injustice.

La domination de Williams allait prendre fin (pour un temps). Honda avait demandé à ce que le pilote japonais Satoru Nakajima remplace Mansell, malgré les bons résultats de l'Anglais. De retour aux commandes, Frank partagea avec Head son inquiétude de devenir une équipe de second rang au profit de McLaren. Nakajima fut placé chez Lotus, rejoint par Piquet, qui emporta avec lui le numéro 1.

Le volant de Mansell chez Williams était protégé, mais pour la dernière année de l'ère turbo avant le retour aux traditionnels moteurs atmosphériques, il allait devoir composer avec un modeste V8 fourni par le respecté motoriste indépendant John Judd. Après quatre années couronnées de deux titres constructeurs, d'un titre pilotes pour Piquet, et de 23 victoires, le partenariat entre Williams et Honda était terminé.

En 1988, Mansell parvint à décrocher une deuxième place dans son jardin de Silverstone, puis s'en alla vers un avenir en rouge chez Ferrari. Tout en s'adaptant encore à sa nouvelle vie, Frank n'était pas inquiet. Il avait affronté le pire. Il était temps, une énième fois, de reconstruire avec un nouveau motoriste une alliance avec laquelle Williams atteindrait son zénith. Le meilleur était encore à venir.

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Nigel Mansell au volant de la Williams FW12.

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