Opinion

L'excessive et vaine croisade de Ricciardo sur les crashs en F1

Daniel Ricciardo a été parmi les pilotes les plus virulents ces derniers mois pour dénoncer l'exploitation, selon lui à outrance, des images des accidents par la Formule 1. Une vision des choses compréhensible bien qu'excessive et vaine.

Romain Grosjean, Haas F1, sort des flammes après son crash

Photo de: Andy Hone / Motorsport Images

Il est toujours compliqué d'opposer sa vision des choses à celle des pilotes, en particulier dans un domaine dans lequel ils sont aussi viscéralement impliqués que celui de la pire situation dans laquelle ils peuvent se retrouver une fois au volant, à savoir un accident. La saison 2020 en a regorgé, même s'il est évidemment difficile de se défaire des images de celui de Romain Grosjean au Grand Prix de Bahreïn.

On ne reviendra pas en détail sur ce crash en lui-même, il a suffisamment été couvert et est désormais partie intégrante de la psyché des fans de Formule 1, voire du sport dans son ensemble. Mais les réactions qu'il a pu susciter de la part de certaines figures du paddock sont intéressantes.

Daniel Ricciardo a été l'une d'entre elles. L'Australien s'est fendu d'une sortie remarquée après l'accident : "Je veux exprimer mon écœurement et ma déception à l'égard de la Formule 1", avait-il déclaré pour Ziggo Sport. "La manière dont l'accident de Grosjean a été diffusé encore et encore, avec des replays encore et encore, était totalement irrespectueuse et inconsidérée pour sa famille, pour toutes les familles qui regardaient."

"Nous allions courir à nouveau une heure plus tard et à chaque fois que l'on regardait la TV, il y avait une boule de feu et sa voiture coupée en deux. On peut regarder ça le lendemain, pas besoin de voir ça aujourd'hui. Pour moi, c'était du spectacle et ils jouent avec nos émotions, j'ai trouvé ça assez écœurant. J'espère que d'autres pilotes l'ont fait savoir. Mais je serais surpris que ce ne soit pas ce que nous ressentons tous."

Cette opinion, qui se situait sur la même ligne que celle de Sebastian Vettel, tranchait déjà avec une partie de leurs pairs mais aussi d'autres acteurs comme les directeurs d'écuries, plus mesurés et compréhensifs sur le sujet, plus pragmatiques sans doute également. Ricciardo s'était tout de même entretenu quelques jours plus tard avec la responsable marketing et communication de la discipline reine, Ellie Norman, pour une discussion cordiale et où chacun avait visiblement compris le point de vue de l'autre.

Quatre mois plus tard, rebelote, sur un angle différent cette fois, celui de la promotion de la F1 sur les réseaux sociaux. "Je crois que l'an dernier, la F1 a mis sur les réseaux sociaux quelque chose comme 'les 10 meilleurs moments de l'année', et huit sur dix étaient des accidents", a-t-il regretté dans Square Mile. "Je me suis simplement dit que c'étaient des putains d'idiots. Peut-être que des enfants de 12 ans veulent voir ce genre de contenu, et c'est cool car ils n'en connaissent pas davantage, mais nous ne sommes pas des enfants. Il faut faire mieux les gars, faire mieux que ça."

Les prises de parole de Daniel Ricciardo sur le sujet laissent une curieuse impression. La Formule 1 actuelle, et en particulier sa diffusion télévisée, n'est pas celle des années 1990, qui était déjà bien loin de celle des années 1980 et à des années-lumière des années 1970. Les quasiment trois minutes qu'il a fallu entre le moment où l'accident de Grosjean est survenu en arrière-plan et les images du Français assis dans la Medical Car, mais aussi le délais supplémentaires avant la diffusion des premiers ralentis pour s'assurer qu'aucune personne n'avait été blessée au sein du personnel de bord de piste, en sont la preuve. L'absence de la moindre image officielle de l'accident de Jules Bianchi en est la preuve ; et dans ce cas, ça n'a pas empêché que des images sortent.

Il est compréhensible qu'un pilote puisse s'émouvoir et regretter d'avoir été confronté à ces images répétées (c'est valable aussi pour les proches des pilotes mais leur situation est difficilement comparable), sans doute aurait-il été judicieux que ça ne soit pas le cas outre-mesure (même si d'aucuns peuvent arguer que voir les images et Grosjean s'en sortir ont été une manière d'opérer une catharsis), mais ce que véhicule Ricciardo tombe dans l'excès à partir du moment où tout est jeté à la poubelle sans prendre soin de nuancer.

Dans une discipline de sports mécaniques, les accidents sont partie intégrante à la fois du sport mais également du spectacle proposé, les pilotes ne peuvent pas ne pas en être conscients. C'est peut-être ici l'enfant de 12 ans en moi qui s'est senti offensé, mais oui, plus jeune j'ai rarement été happé par les problématiques sportives quand elles dépassaient le nom du vainqueur ou extra-sportives qui impliquaient des concepts complexes, bien plus par les accidents destructeurs et spectaculaires, simples à comprendre. Cela n'empêche pas, par la suite, de prendre conscience d'un certain nombre de choses, d'en apprendre plus, de ne plus voir les pilotes comme de simples casques dans des voitures et si c'est la direction dans laquelle nous nous orientons, de s'intéresser au reste, du plus simple au plus complexe. D'en faire parfois son métier.

Du côté de la Formule 1, tout se passe sur une ligne de crête de plus en plus étroite. Heureusement, il est loin le temps où, même à une époque où la démocratisation de la discipline avait déjà en grande partie rendu l'idée d'y mourir bien moins chevaleresque, l'on ne s'interrogeait pas vraiment sur le fait de diffuser ou rediffuser en direct des images de personnes mortes ou en train de mourir en direct ; ceux qui ont assisté aux morts de Roland Ratzenberger et Ayrton Senna, ou ont découvert ces images plus tard, savent très bien de quoi l'on parle.

À partir de ces extrêmes, les choses ont été de plus en plus cadrées car il est devenu impensable de permettre à des téléspectateurs d'assister à une agonie. Aujourd'hui, la discipline met en place une véritable procédure : quand un accident d'une ampleur particulièrement grave survient, la diffusion de ralentis est immédiatement empêchée, la réalisation se concentre sur des images empêchant de repérer nettement l'accident et se met alors en place une série de communications destinées à pouvoir se rendre compte de l'état du ou des pilotes impliqués et des gens autour de la piste avant d'envisager la rediffusion des images.

Alors certes, certains ont souligné dans le cas de Grosjean que des blessures internes auraient pu être découvertes plus tard. C'est une réalité, mais le Français lui-même avait en dépit de ce qu'il venait de traverser eu la lucidité de vouloir se servir de la diffusion télé pour montrer à sa famille qu'il allait relativement bien, en demandant à pouvoir faire les quelques mètres entre la voiture médicale et l'ambulance debout.

Mais au-delà de tout ça, mettons les pieds dans le plat : les accidents sont un moyen de promotion, parmi d'autres, de la F1. Tout comme le fait d'autoriser Netflix à faire une série qui, même si elle connaît un grand succès, ne reflète pas la réalité de la discipline à bien des égards. Tout comme le fait de montrer des extraits de batailles en piste. Tout comme le fait de diffuser des images d'un fou rire en conférence de presse autour du sujet (digne d'un enfant de 12 ans ?) des poils pubiens d'un pilote.

Et il n'y a pas besoin de traîner longtemps sur internet pour comprendre que des images d'un crash ou une compilation d'incidents auront toujours plus de vues que des analyses techniques poussées, des images historiques ou des luttes en piste. De nouveau sans aller chercher loin, il suffit de voir la déflagration (avec mauvais jeu de mots) médiatique qu'aura été l'accident de Sakhir auprès des médias généralistes et d'un public qui ne s'intéresse pas forcément à la discipline. Si le GP de Bahreïn a été, en France, le plus suivi en moyenne de la saison sur Canal+ (devant le GP d'Italie qui était la première victoire française depuis plus de 24 ans), ce n'est pas un hasard.

Christian Horner, que l'on pourra taxer de cynisme, déclarait le soir-même de ce crash : "Je pense qu'ils n'auraient pas diffusé ces ralentis si le pilote avait été blessé de quelque façon que ce soit, de manière significative, et je pense que la course automobile est dangereuse. Je suis sûr que cet accident fera la première page de nombreux journaux dans le monde entier et qu'il aura une grosse couverture médiatique. La Formule 1 est un sport dangereux, c'est pourquoi ces pilotes sont si spéciaux. Ils ont la capacité de remonter dans une voiture et de courir à fond après un tel incident. Cela a toujours été le cas en Formule 1 et je pense que ce qui est très heureux dans l'incident d'aujourd'hui, c'est que le pilote s'en est sorti relativement indemne, ce qui aurait été impensable même avant le Halo, il y a seulement deux ou trois ans."

Ce sont d'ailleurs également des points à souligner, même si l'on ne cachera pas qu'ils sont mineurs par rapport à ce qui précède (surtout si la situation est grave) : montrer un accident, c'est aussi tout simplement informer, permettre la compréhension, promouvoir les dispositifs et constantes évolutions en matière de sécurité ; c'est jouer la transparence et permettre d'interroger sur un certain nombre de choses, comme les raisons de l'explosion ou le positionnement de la barrière à cet endroit dans le cas de Grosjean. Dans le contexte tragique de l'accident de Bianchi au GP du Japon 2014, l'absence logique d'images après course avait donné lieu à un déchaînement malsain de passions autour de ses circonstances, dans un climat déjà plombé.

Bref, la discipline dispose d'une marge de manœuvre réduite et l'a utilisée à plein à Bahreïn, et le fera globalement dès que c'est possible, peut-être en assortissant parfois ces images de messages destinés aux plus sensibles. Était-ce trop à Sakhir, peut-être, mais offrir une heure et demie de réparations de barrières ou de discussions entre pilotes et mécaniciens dans les stands, est-ce vraiment mieux dans de telles circonstances ? Chacun aura sa vision des choses.

Et en parlant de vision des choses, puisque l'on donne logiquement la parole aux pilotes, premiers concernés, voici ce que disait Romain Grosjean le 4 décembre dernier, dans une visioconférence à laquelle Motorsport.com a pu participer, en réponse à la question de ce qu'il pensait du traitement TV de son accident et de la réaction de ses pairs.

"On peut comprendre les deux camps, vraiment, je pense que pour les pilotes c'était horrible de voir les images, et Kevin [Magnussen] est venu directement à l'hôpital dimanche soir parce que même s'il m'a vu sortir de la voiture, il pensait 'il n'y a aucune chance qu'il reste en vie après cet impact, il n'y a aucune chance qu'il reste en vie'. Donc sa plus grande peur était que je sorte de la voiture comme un fou, mais que je n'aille pas plus loin. Et je suppose que pour les pilotes, de devoir remonter dans la voiture après avoir vu cet incident, encore et encore... Je veux dire, même en le regardant aujourd'hui, c'est fou. C'est juste... de ce que je me rappelle, c'est probablement le plus gros accident que j'ai vu dans ma vie, donc pour les gars qui retournent dans la voiture et continuent à voir ça, c'est très, très dur. "

"D'un autre côté, vous pouvez comprendre la Formule 1. Je veux dire, ce sont des images extraordinaires et je le comprends, c'est long de reconstruire les barrières pour les téléspectateurs. Et peut-être pour que les gens comprennent, essaient de digérer ça et continuent de voir que je saute de la voiture... [Pour se dire] 'ce n'est pas un rêve, ce n'est pas faux, ce n'est pas de l'imagination'. Je ne sais pas, comme je l'ai dit, je comprends les deux côtés et évidemment vous avez vu lundi matin partout dans le monde, tous les journaux, la première page était consacrée aux images de Romain Grosjean en feu et sortant de la voiture, donc oui je suppose que c'était énorme."

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