Gunnar Nilsson, le météore rongé par un crabe
Le 23 octobre 1977, Gunnar Nilsson prenait part à ce qu'il pensait simplement être son dernier Grand Prix de la saison. Ce sera en réalité le dernier de sa carrière. Un an plus tard, le 20 octobre 1978, il succombait à un cancer des testicules. Retour sur la carrière météorique du Suédois et son combat final contre un ennemi invincible.
Le 23 octobre 1977, dans une ambiance pesante, le second Grand Prix du Japon de l'Histoire du Championnat du monde de Formule 1 s'achevait. Sur le petit podium de cette course remportée facilement par James Hunt, une seule personne : le Français Patrick Depailler, troisième de la course et qui ne trouva pour seule compagnie qu'un mécanicien de Magneti Marelli. Le Champion du monde 1976, bien loin de l'euphorie humide de l'année précédente, ainsi que le second Carlos Reutemann ne se sont pas attardés sur le tracé de Fuji, trop pressés qu'ils étaient de prendre l'avion pour rentrer chez eux.
Bien avant cela, en début de course, la finale sans réel enjeu avait pris un tournant tragique : au sixième tour, suite à une incompréhension dans une lutte hors top 10, Gilles Villeneuve (chargé de remplacer Niki Lauda, titré mais qui avait claqué la porte de la Scuderia en très mauvais termes) et Ronnie Peterson s'accrochèrent en fin de ligne droite. La Ferrari percuta l'arrière de la Tyrrell à six roues en tentant le dépassement et fut envoyée dans les airs, fonçant droit vers le public.
Dans sa désastreuse trajectoire, elle faucha deux personnes placées dans une zone normalement interdite entre le (bien maigre) filet de sécurité et une rangée de pneus de protection, avant de finir sa course derrière celle-ci, à un endroit où s'étaient massés des spectateurs, qui purent pour la plupart se mettre à l'abri. Mais un photographe et un commissaire venaient de tomber, et il n'y avait plus rien à faire pour eux. Une demi-douzaine de spectateurs furent également légèrement blessés, et Villeneuve s'en sortit indemne malgré une 312T2 réduite à l'état d'épave.
Pour son dernier GP, Gunnar Nilsson pilotait une Lotus 78 à la livrée inhabituellement rouge
Entre ce drame initial et le podium à un seul pilote, un abandon fit peu de bruit. Alors qu'il était monté jusqu'au troisième rang, Gunnar Nilsson a progressivement perdu des positions. Au 63e tour, il engouffra sa Lotus dans la voie des stands : visiblement victime d'un problème de boîte de vitesses, il ne put que mettre, difficilement, pied à terre. C'était la fin de sa saison, il le savait, c'était la fin de son aventure Lotus, il le savait, mais c'était aussi la fin de sa carrière en F1 et le début du compte à rebours pour sa courte vie ; ça, en revanche, il ne le savait pas encore.
Sur le tard
Alors âgé de 28 ans, Nilsson avait connu un parcours personnel singulier. Issu d'une famille qui a fait fortune dans la construction et l'immobilier en Suède, il était comme beaucoup d'autres pilotes de cette époque à l'abri du besoin. Il était destiné à une carrière dans l'industrie qui avait fait la richesse de son père décédé lorsqu'il avait 15 ans, mais c'est la passion pour l'automobile de ce dernier qui l'emporta et, chez Nilsson, plus encore : la passion pour le sport auto.
Quand bien même, cette passion ne fut mise en pratique que tardivement, et avec une certaine liberté et une grande légèreté. C'est la vingtaine déjà entamée, et alors qu'il avait auparavant servi dans la marine suédoise et avait abandonné un poste de superviseur, qu'il se lança. Ses amis de l'époque se souviennent d'un personnage loin des stéréotypes des pilotes scandinaves, à l'aise dans toutes les situations, affable et charmeur, voire "play-boy". Ils se souviennent aussi d'un rêve un peu fou, celui de piloter en F1, auquel il s'accrochait en dépit de ce lancement tardif, le tout en contemplant les exploits de ses compatriotes Ronnie Peterson et Reine Wisell.
Peu y croyaient mais il fit ses débuts en 1973 en Formule Vee avant de gravir progressivement les échelons en F3 et de faire quelques piges en F2. En 1974, il fit une première forte impression à Hockenheim en partant depuis le fond de grille de la seconde course puis en fendant le peloton pour franchir la ligne d'arrivée quatrième, seulement précédé par Hans-Joachim Stuck, Patrick Depailler et Jean-Pierre Jabouille, c'est-à-dire quasiment que des pilotes établis dans le monde des Grands Prix.
Gunnar Nilsson
L'ascension vers la F1
Nilsson trouva là la confirmation qu'il pouvait parvenir à atteindre son objectif, et cela tombait bien car sa mère danoise, qui tenait les cordons de la bourse, le pressait d'arrêter les frais. En 1975, fini la légèreté et place à une approche bien plus professionnelle : il était désormais un pilote d'usine March (la structure de Max Mosley) en F3 et débuta un véritable entraînement physique. La "magie" opéra alors : il devint un vainqueur de course régulier et empocha même le titre devant son équipier Alex Ribeiro.
Ses résultats parlant pour lui, avec également un titre décroché en British Formule Atlantic la même année (quatre victoires sur cinq épreuves), il avait aussi dans sa manche un autre atout : il était très ami avec d'influents journalistes de l'époque, qui écrivaient notamment dans les colonnes d'Autosport, à savoir Chris Witty et Ian Phillips, qui ne manquaient pas l'occasion de souligner ses bons résultats.
Quel était son véritable niveau ? Certains de ses proches voyaient en lui un champion en puissance, d'autres estimaient que ce n'était pas le cas. Son ami Witty le premier, rétrospectivement : "Pas un super talent, mais probablement un solide numéro 2 qui pouvait gagner des Grands Prix", expliquait-il en 1997 pour le magazine Motor Sport. Mais c'était également le cas de Robin Herd, qui fut son ingénieur en F3 : "Je pense qu'il allait être bon, mais peut-être pas vraiment de l'étoffe d'un Champion du monde."
L'ingénieur Tony Southgate avec Gunnar Nilsson
Frank Williams était plutôt de ceux qui entrevoyaient un futur très intéressant à Nilsson. Il fut d'ailleurs le premier à donner sa chance au Suédois au volant d'une F1, à Goodwood fin 1975. Il pu ainsi tester la FW03 : "Malgré le fait qu'il s'agissait d'une voiture qui n'était pas particulièrement fiable ou compétitive, son pilotage confirmait mes impressions", se souvint Williams pour Motor Sport. À tel point qu'un contrat fut proposé au pilote, qui le refusa en raison du budget qu'il fallait apporter avec lui – son avarice était presque légendaire. Il allait courir en F2 chez March.
En tout cas, c'était le plan. Finalement, début 1976, Nilsson devint une sorte de monnaie d'échange dans les négociations entre Lotus et March autour de Ronnie Peterson. Et c'est ainsi qu'il se retrouva propulsé en Formule 1 (sans débourser un kopeck) dans l'une de ses écuries les plus prestigieuses, à la recherche d'un second souffle et dans un moment où Colin Chapman s'apprêtait à révolutionner à nouveau la discipline, tout en renouvelant totalement son line-up, associant le "rookie" de 27 ans à l'expérimenté Mario Andretti (il avait disputé 34 GP dans sa carrière depuis 1968 et... remporté trois fois l'IndyCar, une fois l'Indy 500 et une fois le Daytona 500, excusez du peu).
Les promesses de 1976...
Pour un pilote ayant débuté sa carrière sur le tard et qui se retrouvait trois ans après en F1 au sein de Lotus, Nilsson était dans la situation où il allait falloir apprendre vite et bien. En cela, Andretti (36 ans) était presque l'équipier idéal. Mais les débuts ne furent pas catastrophiques, loin de là : dès son troisième Grand Prix, en Espagne, le Suédois accrocha la troisième place et donc, son premier podium. Il récidiva quelques courses plus tard, avec une nouvelle troisième position en Autriche.
Au soir de cette épreuve, la 11e de la saison, il comptait 10 points, soit le double d'Andretti. Mais pas question de rivalité entre les deux pilotes : l'Américain demeurait le leader technique et une relation très amicale teintée d'une dynamique "professeur/élève" se mit rapidement en place. "Il n'avait pas beaucoup de connaissance technique, mais il ne lui fallu pas longtemps pour comprendre les choses. Lui et moi nous sommes immédiatement entendus", racontera plus tard Andretti pour Motor Sport.
"Il était très respectueux et nous sommes devenus plus proches socialement pendant les deux années passées ensemble. En fait, Gunnar et Ronnie ont été les deux meilleurs équipiers que j'aie jamais eu. Les souvenirs de Gunnar me sont précieux", ajoutera celui qui allait devenir Champion du monde en 1978, dans un contexte tragique pour ses deux amis.
La Lotus 77 allait finir par être mieux maîtrisée par Andretti, qui finira finalement la saison 1976 en l'emportant à Fuji et en terminant la saison avec 22 points, le double de Nilsson. Mais c'est alors que se profilait la Lotus 78, la révolutionnaire monoplace qui allait redéfinir la discipline pour les années et les décennies à venir, en introduisant dans sa conception l'effet de sol.
...et le soudain déclin de 1977
Paradoxalement, cette deuxième saison allait être moins bonne pour Nilsson. D'abord en partie car le pilotage de la 78 était un art délicat, auquel Andretti s'accommoda un peu mieux : "La Lotus 78, en étant une voiture à effet de sol, devait être pilotée différemment", expliquera l'Américain. "Sa limite était bien plus lointaine et il ne savait jamais où la situer. Il n'avait pas totalement confiance [dans la voiture], ne la comprenait pas totalement. Mais ça allait venir."
Petit à petit, cette confiance se mettait effectivement en place. Et les conditions pluvieuses et difficiles du Grand Prix de Belgique à Zolder donnèrent à Nilsson la scène parfaite pour s'immiscer définitivement dans l'Histoire de la discipline. Parti troisième, derrière Andretti et John Watson, il vit les deux hommes s'accrocher dès le premier tour et livra ensuite un récital plein d'agressivité sans jamais commettre d'erreur. Il l'emporta avec 14 secondes d'avance sur Lauda et 19 sur Peterson. Il aurait sans doute été en position de renouveler une telle course en Autriche sans un problème moteur.
Gunnar Nilsson sur la route de son seul succès en F1
Gunnar Nilsson fête sa victoire sur le podium du GP de Belgique 1977
L'on aurait pu croire que ce succès donnerait à Nilsson la confiance pour aborder sereinement la seconde partie de saison 1977. Mais en réalité, ses performances déclinèrent de façon relativement subite. Des maux de têtes de plus en plus fréquents se manifestèrent. Surtout, sans doute plus trivial mais bien plus révélateur, le Suédois commença à se plaindre de douleurs au niveau de l'entrejambe dans son installation dans le cockpit de la 78. Il mit d'abord ces deux signes sur le compte d'un casque trop petit et d'une mauvaise position dans le baquet ; toujours est-il que les choses empiraient, et qu'il fallait que ses mécaniciens desserrent de plus en plus le harnais de sécurité pour qu'il retrouve du confort au niveau de son entrecuisse.
Ce manque d'aisance fut pris pour ce qu'il paraissait être : une simple baisse de forme. Elle servit de prétexte supplémentaire pour Chapman, qui souhaitait de toute manière le retour de Peterson, pour ne pas reconduire Nilsson au-delà de 1977. Pendant qu'Andretti allait signer en Italie son quatrième succès de l'année et terminer troisième du championnat, Nilsson n'inscrirait plus un seul point après son ultime podium, à Silverstone. 47 à 20, voilà le score final entre les deux équipiers.
L'imbattable crabe
Nilsson se mit d'accord pour faire partie de l'aventure, encore secrète, de la nouvelle écurie Arrows à partir de 1978, mais avant cela, sa santé était devenue une préoccupation trop forte pour être ignorée. Il rencontra une première fois le Docteur Frank Faulkner, par ailleurs mentor de son grand ami Danny Sullivan, dans les dernières courses de la saison ; le médecin souhaitait toutefois procéder à un examen complet, qui fut programmé pour l'après Fuji.
L'abandon de Fuji offrit les signes supplémentaires que le pilotage était devenu un calvaire pour Nilsson à ce stade : il fut ainsi découvert qu'une tringlerie d'engrenage était sévèrement tordue. Glenn Waters, chef mécanicien de Nilsson, se souvint pour Motor Sport : "C'est un petit indice qu'il y avait un problème. Vous ne pourriez pas plier un morceau de tube 41/30 comme ça si vous passiez toute la journée dessus avec une masse et un étau. Je pense qu'à ce stade, il devait fournir un effort physique considérable pour piloter la voiture."
Lors de son examen, Faulkner vit rapidement les signes distinctifs d'un mal très grave qui rongeait Nilsson : un cancer des testicules. Il fut rapidement orienté vers un spécialiste mais en ayant refusé de voir les signes plus tôt, la maladie était déjà à un stade avancée et le cancer avait commencé à se propager. Il fallait démarrer la chimiothérapie le plus vite possible et espérer. L'apparence de Nilsson, qui portait jusqu'alors les cheveux longs, changea évidemment radicalement, ce qui fut un choc pour ses amis proches. Cela eut l'effet de resserrer autour de lui cette troupe, avec notamment sa mère, sa petite amie Christina, ses amis journalistes, et Sullivan, alors qu'il faisait la navette entre le centre de soin et un appartement londonien.
Gunnar Nilsson avec Chris Witty lors du GP de Grande-Bretagne 1978
Witty l'emmena avec lui au GP de Grande-Bretagne 1978 à Brand Hatch, afin de retrouver le paddock et ses amis pilotes. Son attitude débonnaire et avenante n'avait pas changé, mais bien entendu son état physique était limpide. Progressivement, en dépit de traitements expérimentaux, les derniers espoirs de s'en sortir s'évanouirent quand le cancer atteignit le cerveau. Il était désormais clair qu'il ne s'en tirerait pas, et il plaça alors toute la combativité qui lui restait dans la mise en place d'une fondation à son nom pour récolter des fonds afin d'aider les malades du cancer. En dépit de son propre état, Nilsson était particulièrement triste de constater qu'il était l'un des plus vieux patients du centre où il était traité, confronté tous les jours qu'il était aux cas d'enfants atteints de cancers.
Dans ce lent et douloureux chemin vers la mort, comme si cela ne suffisait pas, Ronnie Peterson perdit la vie après le carambolage de Monza, le 11 septembre. Très affaibli, Nilsson mit malgré tout un point d'honneur à se rendre aux funérailles de son ami, en Suède. Les photos de cette journée le montrent amaigri et quasiment méconnaissable quelques pas derrière le cercueil de "Super Swede". Plus tard, encerclé par la douleur causée par sa maladie, Nilsson se laissera aller à dire qu'il aurait souhaité "partir comme Ronnie", une fin presque "rêvée" de pilote à laquelle il n'a pas eu le droit.
Les dernières semaines de sa vie furent consacrées à aller chercher, au moyen de coups de fil passés depuis sa chambre d'hôpital, où il avait fait spécialement installer une ligne, des dons pour la lutte contre le cancer, le tout en refusant des antidouleurs puissants qui l'auraient soulagé mais également mis KO. Il s'éteindra finalement au matin du 20 octobre 1978, à l'âge de 29 ans, un tout petit peu moins d'un an après son dernier Grand Prix.
La fondation créée à la fin de sa vie récoltera finalement au cours de cette campagne, grâce à sa notoriété et à la pugnacité de ses membres, ainsi que pendant de nombreuses années d'importants fonds qui permettront, entre autres, à l'hôpital où il était soigné de se doter d'un accélérateur linéaire dans un bâtiment spécialement construit à cet effet et le recrutement de cinq personnes pour faire fonctionner ce nouveau service. Ils permirent également le développement d'un nouveau traitement pour les tumeurs cérébrales.
Gunnar Nilsson (1948-1978)
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