Quand le plafond budgétaire s'est heurté à la réalité du monde
Le plafond budgétaire est présenté comme une avancée radicale en Formule 1 : le sauveur des petites écuries et la voie d'un avenir commercial plus radieux. Alors pourquoi tant d'équipes ont-elles à ce point voulu le dépasser ou négocier son augmentation ?
Après l'introduction en Formule 1 du plafond budgétaire, le seul écueil inévitable était que ses limites soient tôt ou tard mises à l'épreuve. Composer avec les spécificités de la discipline est une chose, puisque des allocations financières ont été accordées devant l'ajout de courses sprint et un calendrier toujours plus intense. Mais il y a aussi des facteurs externes à la F1. Le COVID-19 l'a prouvé : le championnat s'est arrêté au printemps 2020 et affronte encore les effets de la pandémie sur les voyages, l'approvisionnement et la logistique au niveau international. Ainsi, le plafond budgétaire fixé cette année à 140 millions de dollars pour la conception, la fabrication et l'exploitation des monoplaces au sein de chaque écurie, est déjà en contradiction avec un monde qui bouge, évolue et se montre imprévisible.
Rien n'aurait pu préparer la Formule 1 à la décision du président russe Vladimir Poutine d'envahir l'Ukraine le 24 février. Celui qui, en 2014 lors du premier Grand Prix de Russie à Sotchi, a remis le trophée du vainqueur à Lewis Hamilton, avait planifié une "opération militaire spéciale" courte pour renverser le gouvernement de Kiev en trois jours.
À quoi sert la guerre ?
Poutine aurait bien eu besoin d'une salle dédiée à la stratégie comme on en voit en F1, car ses espoirs de victoire rapide et facile ont été contrecarrés par l'Ukraine et ses alliés. La guerre a fait son apparition en Europe. Une guerre à l'ancienne avec des bombardements, des missiles, des chars et des soldats dans des tranchées. Une guerre que l'on pensait être du siècle dernier. L'impact a été dramatique. Le coût humain, au moment où sont écrites ces lignes, est estimé à 34 000 soldats tués dans les deux camps, 5718 civils tués et 8199 autres blessés. Tout ceci se passe à seulement 2500 km de Londres. L'impact politique a été énorme également : l'Europe et ses alliés ont infligé à la Russie des sanctions strictes. La Finlande et la Suède ont demandé leur adhésion à l'OTAN tandis que l'Allemagne est prête à se réarmer comme elle ne l'a pas fait depuis 90 ans.
La guerre a aussi entraîné un bouleversement économique total en Europe, où l'on dépendait à 40% du gaz russe. Certains pays, comme la Lituanie et la Finlande, s'approvisionnaient à 80% en pétrole de l'autre côté de la frontière. Le prix de l'énergie, qui a grimpé en flèche après la pandémie, a encore augmenté alors que l'Europe a cherché à s'approvisionner ailleurs, notamment au Moyen-Orient et en particulier auprès de la société saoudienne Aramco, sponsor de la Formule 1 et d'Aston Martin. Le pétrole brut, qui a atteint 12 $ le baril au début de la pandémie en avril 2020, est monté à 120 $ en mars dernier, soit une multiplication par dix.
Les pilotes s'étaient unis pour dénoncer la guerre en Ukraine.
L'incidence de la guerre en Ukraine sur la Formule 1 pourrait sembler insignifiante, voire sans importance. Néanmoins, le championnat emploie 12 000 personnes. La F1 fait tourner l'économie des villes dans lesquelles sont basées les écuries, comme vous le dira n'importe quel coiffeur, cafetier ou caissier de supermarché à Brackley, Woking ou Milton Keynes. La F1 est une entreprise qui brasse plusieurs milliards de dollars, qui a résisté aux tempêtes de la pandémie et qui est frappée par la guerre en Europe dès la première année d'un retour à la "nouvelle normalité". Le Grand Prix de Russie a disparu, pour presque aussi longtemps, certainement, que Poutine sera au pouvoir.
Une inévitable querelle
Le plafond budgétaire, négocié en des jours plus heureux, n'a pas été conçu pour tout ça. Sa mise en place à 145 millions de dollars en 2021 est passée sans trop de heurts, mais sa réduction à 140 millions cette année puis 135 en 2023 a toujours suscité des plaintes et des critiques. Les écuries cherchent toujours à repousser les limites réglementaires sportives et techniques, mais poussent des cris d'orfraie si elle soupçonne un concurrent de dépasser les bornes. Ce n'est pas différent avec le plafond budgétaire.
Chaque accident ou évolution sur une monoplace donne lieu à des allégations selon lesquelles quelqu'un doit dépenser plus que de raison. L'Administration du plafond budgétaire, chargée de faire respecter la règle, a mis en place des contrôles stricts. Des dates butoir pour déposer les comptes doivent être respectées. Quand Williams a manqué celle du mois de mars, l'écurie a écopé d'une amende de 25 000 $.
Les types d'infraction sont détaillés, ainsi que les pénalités potentielles, et tous les directeurs d'équipe en sont bien conscients. Une "pénalité sportive mineure" peut entraîner la perte de points où une suspension pour un ou plusieurs Grand Prix, alors qu'une "pénalité sportive majeure" peut aller jusqu'à l'exclusion du championnat. Dans ce contexte, aucune équipe ne peut se permettre de prendre des risques, en plus de s'assurer que chaque dollar est dépensé judicieusement et correctement enregistré.
Aston Martin et Red Bull sont sous le coup d'une procédure dans le cadre de l'application du Règlement Financier.
Pourquoi alors tant d'écuries ont-elles tiré la sonnette d'alarme et laissé entendre qu'elles étaient prêtes à dépasser ces limites ? La tendance à la baisse du plafond budgétaire est en contradiction totale avec l'augmentation des coûts à laquelle elles sont confrontées. Les dépenses énergétiques sont importantes, surtout quand les écuries se tournent de plus en plus vers les énergies renouvelables, aujourd'hui très prisées. Au cours du premier trimestre 2022, chaque kilowattheure utilisé par l'industrie britannique a coûté 66% de plus qu'un an auparavant. Les équipes ont commencé à devoir couper les souffleries et McLaren a même parlé de "tirer le frein à main" sur le développement. Les coûts de fret ont également grimpé en flèche, ce que Christian Horner a souligné au mois de mai quand il a déclaré à la BBC : "Le fret a quadruplé. C'est quelque chose que l'on ne peut pas contrôler".
Le terme "contrôle" est en effet la clé. Pour ces écuries habituées à dépenser plus, le respect du plafond budgétaire exige prévisibilité et discipline. Or les coûts du fret fluctuent, le prix du carburant pour l'aviation étant un facteur déterminant et ayant atteint un pic en mai et juin, après avoir doublé en un an. Au Royaume-Uni, où huit des dix écuries ont soit leur siège soit des infrastructures techniques, l'inflation est importante. En juin dernier, les coûts comprenant les matériaux et le carburant ont augmenté de 24% en douze mois, soit le taux le plus élevé depuis le début de cette mesure en 1985. En Italie, où se trouvent Ferrari et AlphaTauri, la situation est encore pire : l'inflation des coûts de production atteint 34,6%. En Suisse, Alfa Romeo n'a fait face qu'à 6,9% d'inflation, grâce notamment au fait que 60% de l'électricité provient de ses 650 centrales hydro-électriques.
Jusqu'ici, il est beaucoup question d'analyse et de chiffres, mais c'est ce qui pose le contexte derrière la déclaration très médiatisée de Christian Horner : "Sept écuries devraient probablement manquer les quatre derniers Grands Prix pour respecter le plafond budgétaire cette année. Il ne s'agit pas seulement de grosses équipes, mais aussi de teams en milieu de grille qui sont vraiment aux prises avec des problèmes d'inflation. Les factures d'énergie et le coût de la vie augmentent de façon exponentielle, et la Formule 1 n'y échappe pas".
Face aux pressions inflationnistes que l'on vient d'énumérer, un plafond budgétaire non négociable apparaît soudainement très peu pratique. Surtout dans les plus grandes écuries, à savoir Red Bull, Mercedes, Ferrari et McLaren, pour qui le plafond limite vraiment les dépenses.
Christian Horner, directeur de Red Bull, et Toto Wolff, directeur de Mercedes.
Renégocier ce qui n'était pas négociable
Toto Wolff, qui doit penser à ses 1700 employés, souligne que l'une des raisons d'envisager une augmentation ajustée sur l'inflation est d'aider ce personnel qui réclamera inévitablement des hausses de salaire pour affronter le coût de la vie. Au Royaume-Uni, le coût moyen de l'énergie pour les ménages a augmenté de façon spectaculaire : +12% en 2021, +54% en avril 2022, et probablement 40 à 50% supplémentaires l'hiver prochain.
"C'est littéralement permettre aux gens d'avoir des salaires qui compensent l'inflation extraordinaire dont ils souffrent", défend Wolff. "Je pense que le pire pour la F1 est une position obstinée selon laquelle certaines des petites équipes pensent que les plus grandes essaient d'obtenir un avantage, que l'on va les arnaquer en ne leur permettant pas de le faire et que nous, de l'autre côté, on cherche à rehausser le plafond, ce que l'on ne veut pas faire. Et je peux vous dire qu'en tant que propriétaire d'écurie, je ne veux pas rehausser le plafond pour que les coûts augmentent sans cesse et que ça dépasse le concept initial, mais je veux que mon personnel soit bien payé, particulièrement dans des circonstances aussi difficiles."
En avril, la Commission F1 a discuté d'un ajustement du plafond lié à l'inflation, basé sur les chiffres du Fonds monétaire international, qui étaient à l'époque de 7,4% pour le Royaume-Uni, 5,3% pour l'Italie et 2,3% pour la Suisse. Deux mois plus tard, ces mêmes chiffres étaient de 9,4%, 8,5% et 3,4%. Au départ, Alfa Romeo, Alpine, Haas et Williams ont voté contre l'ajustement. Leurs budgets étant plus faibles, la probabilité de dépasser le plafond, même avec l'inflation, était moins préoccupante. Directeur d'Alpine, Otmar Szafnauer a clairement indiqué que son équipe avait établi un budget tenant compte des variations inflationnistes et qu'il n'était pas enclin à accorder aux plus grandes structures une hausse du plafond budgétaire. Après avoir passé des années à jongler avec la situation économique périlleuse de Force India, il sait de quoi il parle quant à la gestion d'un budget limité.
Les fluctuations monétaires sont un autre facteur qui affecte les budgets. C'est un sujet qu'un directeur financier d'une écurie a décrit comme "l'un des arts obscurs de la gestion financière quotidienne au beau milieu d'une pandémie sans précédent, d'une guerre imprévisible et d'un plafond budgétaire qui semble excellent sur le papier mais pose en réalité des défis importants". En bref, les écuries perçoivent des revenus en dollars, et c'est cette devise qui s'applique au plafond budgétaire. Cependant, les écuries installées en Angleterre paient les salaires et les fournisseurs en livres sterling, Alfa Romeo en francs suisses, Ferrari et AlphaTauri en euros.
Les réparations sont aussi un facteur qui pèse sur les budgets.
Le taux de change pour le plafond budgétaire de la FIA – dénommé Taux initial applicable – était basé sur le fait qu'un dollar valait 0,75 £ en décembre 2021. En juillet, c'était 0,83 £, ce qui peut sembler peu, jusqu'à ce qu'on réalise que sur 140 millions de dollars, cela représente environ 7 millions de livres sterling en plus pour une écurie. Pour les équipes en Italie, la situation est encore plus marquée puisque l'euro a chuté de façon spectaculaire par rapport au dollar. En décembre, un dollar valait 0,88 €, et à la mi-juillet, les deux monnaies ont atteint la parité. Ces fluctuations rendent très difficile la planification d'un budget et créent des inégalités entre les écuries.
La Commission F1 a annoncé en juillet une augmentation de 3,1% du plafond budgétaire. Compte tenu des variations importantes du taux d'inflation, de la guerre en Ukraine, de la crise énergétique mondiale et des fluctuations constantes des taux de change, cette hausse paraît modeste, mais elle se traduit par 4,9 millions de dollars. Une nouvelle augmentation de 3% sera ensuite appliquée au plafond de la saison prochaine. La FIA, la Formule 1 et neuf écuries ont voté pour. Seule Alpine a maintenu sa réticence, ses dirigeants étant convaincus que toute augmentation ne favorisera que les grandes équipes étant donné qu'elles ont la capacité (en matière d'infrastructure) d'en faire pleinement usage.
Personne n'est entièrement satisfait, signe évident qu'un compromis a été trouvé. Les petites écuries ne voulaient pas d'augmentation du tout, et les plus grandes voulaient une augmentation plus importante que celle finalement convenue. Directeur de Ferrari, Mattia Binotto estime que l'accord est intervenu juste à temps mais qu'il a suffi à apaiser les craintes immédiates. "En termes de timing, on était à la limite", dit-il. "Certaines équipes étaient déjà en infraction avec le plafond budgétaire pour l'année, donc trouver au moins un compromis était important. Merci aux plus petites équipes, car elles ont été compréhensives et constructives. Il est certain qu'en tant que grande équipe, on cherche toujours à faire plus, mais ce compromis est suffisant pour respirer."
La question est réglée pour le moment. Ce qui se passera à l'avenir dépendra grandement de facteurs que la Formule 1 ne maîtrise pas. Avec le sombre hiver européen qui s'annonce et le secteur de l'énergie qui met en garde contre les pénuries, la F1 reste passagère d'un voyage dont la destination est incertaine. À bien des égards, la suite des événements dépend de ceux qui siègent au Kremlin, à Kiev, à Bruxelles, à Londres et à Washington.
La F1 ne maîtrise pas seule son avenir.
Rejoignez la communauté Motorsport
Commentez cet articlePartager ou sauvegarder cet article
Meilleurs commentaires
Abonnez-vous pour accéder aux articles de Motorsport.com avec votre bloqueur de publicité.
De la Formule 1 au MotoGP, nous couvrons les plus grands championnats depuis les circuits parce que nous aimons notre sport, tout comme vous. Afin de continuer à vous faire vivre les sports mécaniques de l'intérieur avec des experts du milieu, notre site Internet affiche de la publicité. Nous souhaitons néanmoins vous donner la possibilité de profiter du site sans publicité et sans tracking, avec votre logiciel adblocker.