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Ricardo Rodríguez, victime de sa fougue

En 1962, Ricardo Rodríguez trouvait la mort chez lui, aux essais du premier Grand Prix du Mexique de Formule 1. Le protégé d'Enzo Ferrari était promis à un bel avenir, lui qui n'avait que 20 ans et comptait déjà plusieurs victoires avec le Cheval cabré.

Ricardo Rodriguez

Photo de: Camille De Bastiani

Alors que le Grand Prix de la ville de Mexico vient de se dérouler, l'auteur de la pole position, Max Verstappen, a reçu cette année une récompense très spéciale. Pour fêter le 60e anniversaire de l'épreuve, organisée pour la première fois le 4 novembre 1962 (hors championnat), les organisateurs ont offert au poleman une réplique des casques de Pedro et Ricardo Rodríguez, les deux frères au destin tragique qui ont donné leur nom au circuit situé dans la capitale.

Si le monde du sport automobile est plus familier avec le premier frère compte tenu de ses nombreux exploits en Formule 1 et en Endurance entre les années 1960 et 1970, le second mérite tout autant d'être connu.

Surnommé "le gamin" (El Chamaco en espagnol) en raison de son très jeune âge – il avait 15 ans au moment de prendre part à ses premières courses de voitures –, Ricardo Rodríguez était pourtant, de son vivant, le frère le plus célèbre. Reconnaissable entre mille avec son casque jaune et sa voiture rouge, il a notamment été le premier Mexicain à faire la couverture de l'emblématique magazine Sports Illustrated, qui avait présenté à ses lecteurs en mars 1962 "la jeune boule d'énergie du Mexique".

Ricardo Rodríguez s'apprêtant à prendre la piste pour les 1000 km du Nürburgring 1962.

Ricardo Rodríguez s'apprêtant à prendre la piste pour les 1000 km du Nürburgring 1962.

Tombé amoureux de la compétition à l'âge où l'on tombe encore de sa chaise haute, Ricardo a très vite enfilé un casque et des gants, poussé par l'ambition folle de son père, le richissime Don Pedro. D'abord sur deux roues dans son Mexique natal, en imitant l'aîné, le jeune frère Rodríguez n'a pas perdu de temps pour trouver le chemin de la victoire.

Après avoir fait la transition sur quatre roues en 1957, Rodríguez aurait pu disputer la première course internationale majeure de sa carrière dès l'année suivante, à l'occasion des prestigieuses 24 Heures du Mans. Le North American Racing Team (NART) de Luigi Chinetti, vainqueur de l'épreuve en 1949, avait en effet prévu de confier une Ferrari 500 Testa Rossa aux deux frères, néanmoins les organisateurs ont refusé l'inscription de Ricardo qui, du haut de ses 16 ans, était jugé bien trop jeune pour participer à une course aussi longue et éprouvante.

Un léger contretemps seulement, puisque Rodríguez est revenu en 1959, où lui et son frère ont dû abandonner après une casse au bout de cinq heures de course, et l'année d'après, avec un excellent résultat à la clé cette fois-ci. Associé au pilote belge André Pilette, il a rivalisé avec les 250 TR "officielles", celles de la Scuderia Ferrari, le duo s'étant adjugé la deuxième place.

Rodríguez, au volant d'une Ferrari 250 TR59 privée, prend en chasse la 250 TRI/60 officielle pilotée par le duo Mairesse/Ginther.

Rodríguez, au volant d'une Ferrari 250 TR59 privée, prend en chasse la 250 TRI/60 officielle pilotée par le duo Mairesse/Ginther.

"Il était comme François Cevert, plein d'entrain", se souvient Jo Ramírez, ancien chef mécanicien et coordinateur sportif, lors de son passage sur le podcast Beyond The Grid, en 2019. "Pedro était très introverti mais Ricardo était tout le temps plein d'entrain, prêt à blaguer. Il n'avait pas besoin de faire d'efforts. Avec Ricardo, tout était facile. C'était un type fabuleux. Je suis sûr qu'il aurait été l'un des plus grands. Nous ne le saurons jamais, nous n'avons jamais eu l'opportunité [de le savoir], mais à l'époque il était extra."

Celui qui a défié Ferrari et séduit Enzo

La consécration est arrivée en 1961. Troisième des 12 Heures de Sebring puis deuxième des 1000 kilomètres du Nürburgring, en partageant le volant avec son frère, Ricardo a illuminé de son talent la 29e édition des 24 Heures du Mans. L'équipage mexicain du NART et les Ferrari d'usine se sont échangé le commandement pendant la majeure partie de la course et, en dépit d'un problème leur ayant fait perdre une demi-heure au garage, les frères pointaient encore à la deuxième place pour le sprint final.

La belle Ferrari 250 TRI/61 #17 confiée aux frères Rodríguez dans la Sarthe en 1961.

La belle Ferrari 250 TRI/61 #17 confiée aux frères Rodríguez dans la Sarthe en 1961.

Mais catastrophe, leur moteur V12 a fini par rendre l'âme. Cruelle désillusion, d'autant plus que Ricardo avait signé le record du tour en 3'59'9, soit deux secondes de moins que la pole position ! Mais bien que les frères n'aient pas goûté au champagne, ils ont pu se consoler en ayant conquis le cœur des milliers de spectateurs dans les tribunes, ainsi que celui d'un homme reclus à Maranello.

Le Commendatore Enzo Ferrari a récompensé les efforts de Ricardo en lui confiant en septembre le volant d'une de ses Ferrari 156 de Formule 1. Et pas pour n'importe quelle épreuve : le Grand Prix d'Italie. Le Mexicain, qui s'était illustré jusqu'alors en voitures de sport, avait certes déjà pris le volant d'une monoplace, remportant la course de Formule Junior à Mexico plus tôt dans l'année, mais c'était la première fois qu'il prenait place dans l'étroit cockpit d'une F1, à 19 ans, 6 mois et 27 jours. Un record de précocité qui a tenu pendant deux décennies.

Première sortie au volant d'une F1, à Monza en septembre 1961.

Première sortie au volant d'une F1, à Monza en septembre 1961.

La 156 au nez de requin était la voiture à battre cette saison-là, mais Rodríguez ne disposait pas du meilleur matériel, sa voiture était dotée de l'ancien V6 à 60° contre celui à 120° pour ses coéquipiers. Pas dépaysé pour un sou, le Mexicain s'est fait remarquer dès les essais en prenant le deuxième emplacement sur la grille. La performance était très impressionnante, et il a échoué à un dixième de seconde seulement du poleman Wolfgang von Trips alors que l'on roulait sur la version "complète" de Monza, avec l'anneau de vitesse, longue de dix kilomètres.

Rodríguez n'a pas vu le drapeau à damier pour son premier Grand Prix, son moteur a cassé dans le premier tiers de la course alors qu'il était troisième, mais le pilote a fait le nécessaire pour convaincre Ferrari de lui redonner d'autres chances en 1962. Son style de pilotage, toujours à la limite, suscitait cependant quelques craintes chez ses pairs. Phil Hill, son coéquipier, avait ainsi prononcé ces paroles prophétiques : "S'il survit, je serai surpris..."

Discussion entre Phil Hill et Ricardo Rodríguez dans le garage Ferrari.

Discussion entre Phil Hill et Ricardo Rodríguez dans le garage Ferrari.

Heureux sur les longues distances, malheureux en F1

Rodríguez faisait donc officiellement partie du "pool" de pilotes de Ferrari au début de la saison 1962. Son année a commencé sur les chapeaux de roue avec une deuxième place et le meilleur tour en course aux 3 Heures de Daytona, première manche du Championnat du monde des voitures de sport, puis une victoire lors de l'emblématique Targa Florio.

Après un abandon aux 1000 kilomètres du Nürburgring, Ricardo avait la victoire au Mans dans le viseur. Avec son frère, il a répondu présent en début de course en prenant le commandement à la troisième heure puis en ne cessant de l'échanger avec le duo Hill/Gendebien, tenant du titre. Mais les Mexicains allaient rester maudits dans la Sarthe : au petit matin, la transmission de leur Ferrari 246 SP a lâché, les obligeant une fois de plus à jeter l'éponge.

Rodríguez a malheureusement trouvé peu de consolation en Formule 1. S'il est arrivé second au Grand Prix de Pau, hors-championnat, en ayant mené une partie de la course, il est vite devenu évident que la plupart des équipes britanniques avaient rattrapé tout leur retard sur la 156, intouchable l'année précédente.

Relégué à plus de trois secondes de la pole position au coup d'envoi de la saison, à Zandvoort, Ricardo était remonté jusqu'au sixième rang après un accrochage avec Jack Brabham en début de course, avant de commettre un tête-à-queue éliminatoire à sept tours du but.

Rodríguez a longtemps bataillé contre Hill sur le toboggan de Spa.

Rodríguez a longtemps bataillé contre Hill sur le toboggan de Spa.

Un podium lui tendait les bras quelques semaines plus tard, à Spa-Francorchamps, mais en raison de consignes, il a dû laisser sa troisième place à Hill dans le dernier virage du dernier tour... Le Mexicain a toutefois pu se consoler avec ses premiers points en F1, battant là aussi un record de précocité. Une autre unité s'est ajoutée à son compteur après la manche sur le terrifiant Nürburgring, avec cette fois-ci l'honneur d'avoir été le pilote Ferrari le plus rapide en qualifications et en course.

Et alors que son ultime sortie de la saison 1962 de F1, à Monza, s'est conclue sur une casse moteur, les succès continuaient de s'accumuler en voitures de sport. Le 21 octobre 1962, il remportait les 1000 kilomètres de Paris. Ricardo n'avait que 20 ans, comptait déjà une quinzaine de victoires sur quatre roues et les portes de la Scuderia lui étaient grandes ouvertes : Phil Hill et Giancarlo Baghetti allaient rejoindre la nouvellement formée équipe A-T-S, Lorenzo Bandini était en partance pour la Scuderia Centro Sud et Olivier Gendebien venait de prendre sa retraite.

Rien ne semblait arrêter le Mexicain, du moins en apparence. Car en coulisse, Rodríguez était aux premières loges pour observer les effets néfastes des querelles politiques chez Ferrari (la plupart des responsables techniques ayant claqué la porte fin 1961) et allait devoir composer avec un nouvel étalon, John Surtees, recruté pour disputer la saison 1963. Et puis, il y avait cette victoire au Mans qui ne cessait de lui échapper...

Nouvelle tentative pour les frères Rodríguez au Mans en 1962, et nouvel abandon.

Nouvelle tentative pour les frères Rodríguez au Mans en 1962, et nouvel abandon.

Mais au-delà de ces contrariétés, un problème encore plus important écrasait le jeune Rodríguez : la pression exercée par ses propres parents. En effet, l'enfant terrible était régulièrement encouragé à rouler toujours plus vite par son père et sa mère, qui jamais n'imaginaient que leur fils pouvait avoir un accident grave. Enzo Ferrari en personne avait plusieurs fois sermonné son pilote, jugé trop émotif, néanmoins il s'est vite rendu compte que son entourage ne faisait que renforcer son tempérament de feu.

"Ricardo est un jeune homme féroce qui pilote avec une insouciance terrifiante. Je lui ai dit : 'Ricardo, tu seras le grand pilote que tu veux être uniquement si tu apprends à te contrôler. Sinon, je ne sais pas pendant combien de temps ton talent d'improvisation continuera de te sauver'", pouvait-on lire dans ses mémoires. "Ricardo a répondu qu'il avait compris le message. Mais j'étais inquiet, je savais qu'il était rongé par une ambition aveugle, qu'il était dangereusement impatient. Et je savais aussi que sa famille attisait son ambition, au lieu d'essayer de la calmer. J'ai écrit à son père à ce propos."

La mort frappe à Mexico

En raison des nombreux mauvais résultats et de la nette supériorité des équipes britanniques, Ferrari a décidé de mettre un terme à sa saison de F1 avant l'heure. Ainsi, le Cheval cabré n'a pas fait le déplacement pour les Grands Prix des États-Unis et d'Afrique du Sud, ni pour les épreuves hors championnat de fin d'année. En conséquence, il n'y avait pas de voitures rouges pour la toute première édition du Grand Prix du Mexique, début novembre.

Rodríguez était évidemment désireux de rouler à domicile et de l'emporter, fort heureusement son contrat avec Ferrari lui donnait suffisamment de libertés pour trouver un accord avec l'équipe privée de Rob Walker pour piloter une Lotus 24. La monoplace, d'une nature survireuse, était bien différente de la Ferrari 156 qu'il a pu conduire entre 1961 et 1962, et surtout elle était plus rapide. La séance d'acclimatation se tenant avant le début des essais officiels, le jeudi 1er novembre 1962, était donc plus que bienvenue pour pouvoir se faire la main.

La Lotus 24 Climax du Rob Walker Racing Team, ici pilotée par Maurice Trintignant sur le Nürburgring.

La Lotus 24 Climax du Rob Walker Racing Team, ici pilotée par Maurice Trintignant sur le Nürburgring.

Pendant toute la journée, Rodríguez a détenu le meilleur temps... jusqu'à être délogé par nul autre que Surtees, son futur coéquipier, dans les tous derniers instants. Le Mexicain était alors prêt à s'en aller mais, quelques instants plus tard, le voilà de retour dans sa Lotus 24 bleue nuit frappée du numéro 1. On ne sait pas ce qui a poussé Rodríguez à reprendre la piste alors que la séance était arrivée à son terme. Sous sa propre volonté ou celle de son père, le jeune homme est parti à l'assaut d'un meilleur tour n'ayant aucune légitimité, puisque les essais officiels ne débutaient que le lendemain.

Peu après 17 heures, après un dernier baiser sur la main de Don Pedro, Ricardo Rodríguez a donc tenté le tout pour le tout. Après un tour de chauffe, sa Lotus a avalé la ligne droite de départ/arrivée à toute allure, le V8 Climax devenant de plus en plus silencieux quand l'enfant du pays s'enfonçait dans les tortueux esses, à l'autre bout de la piste, puis redonnait de la voix avant d'aborder l'effrayante Peraltada.

Dans cette courbe inclinée, le dernier virage du circuit, un bruit effroyable s'est fait entendre et puis... plus rien. Un lourd silence alors que la Lotus n'était toujours pas réapparue. Rodríguez venait d'être éjecté de sa voiture après avoir perdu le contrôle et agonisait sur le bas côté. Quelques minutes plus tard, il était mort.

Les théories divergent quant aux raisons de son accident, certains estimant qu'un bras de suspension s'était rompu au pire moment, d'autres avançant que le jeune mexicain avait commis une simple mais ô combien tragique erreur de pilotage dans une voiture qu'il découvrait, d'autant plus que les bosses du virage avaient surpris plus d'un pilote tout au long de la journée.

Le Mexique était en état de choc à l'annonce de la disparition de son prodige. Le président Adolfo López Mateos a assisté à l'enterrement, qui a réuni quelques milliers de personnes dans les rues de la capitale. À Mexico et ailleurs, personne n'arrivait à croire que ce pilote à l'ascension si fulgurante s'en soit allé si vite, si jeune.

"Je n'arrive toujours pas à croire qu'il se soit tué, ce n'est pas possible !" s'exclamait un ouvrier interviewé par le journal sportif La Afición. "C'était un pilote expérimenté [qui a roulé] sur les plus grands circuits du monde. C'est difficile de croire qu'il est mort, surtout pendant une séance d'essais."

Jo Ramírez a expliqué qu'il avait contemplé la retraite : "Quand Ricardo est mort, j'ai fait une grosse dépression. Je me demandais si je voulais vraiment faire ça [travailler dans le sport automobile] ou revenir au Mexique… Et puis je me suis dit non, c'est ce que j'aime et Ricardo aurait aimé que je continue."

Marqué à tout jamais par la mort de son frère, Pedro a lui immédiatement décidé de raccrocher le casque, mais n'a pu résister éternellement aux sirènes de la compétition. Ce revirement, dès 1963, l'a certes mené vers une belle carrière, magnifiée par des victoires au Mans, à Daytona, Spa et Monza en Endurance et par deux succès en F1, mais au prix de sa vie également.

Pedro et Ricardo Rodríguez

Pedro et Ricardo Rodríguez

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