Analyse

Comment la F1 peut justifier ses quatre courses au Moyen-Orient

L'annonce de l'arrivée du Qatar en Formule 1 et de sa présence sur le long terme a montré que le Moyen-Orient avait un grand rôle à jouer dans l'avenir du championnat.

Le départ

Le départ

Mark Sutton / Motorsport Images

Dix-sept ans après l'arrivée discrète de Bahreïn, le Championnat du monde de Formule 1 compte aujourd'hui quatre Grands Prix dans la région et tous se sont assurés une place pour les prochaines saisons. Même dans un calendrier parti pour s'étendre au-delà des 22 évènements de 2021, un record dans la discipline, voir quatre courses au Moyen-Orient est très probablement too much. Comment en sommes-nous arrivés là et, surtout, est-ce une bonne nouvelle pour la F1 ?

Bien sûr, tout est une question d'argent. Dans un monde chamboulé par le COVID, ces quatre courses offrent à la F1 une grosse rentrée d'argent et des fondations solides pour la construction de son calendrier. Sans ce financement important, le championnat ne pourrait pas survivre. C'est aussi simple que ça.

L'implication du Moyen-Orient en F1 ne date pas d'hier, cependant. Tout a commencé en 1977, de manière beaucoup plus modeste, lorsque Frank Williams a posé le premier sticker de Saudi Airlines sur l'une de ses March privées. Ce même Williams a également fait entrer Mansour Ojjeh et TAG en catégorie reine. L'homme d'affaires a fini par prêter allégeance à McLaren au début des années 1980, en devenant un actionnaire principal et en aidant l'écurie britannique à grandir.

En fait, il est surprenant que la F1 ait mis autant de temps à exploiter pleinement le potentiel de cette région, qu'il s'agisse de sponsoring ou d'organisation d'épreuves.

Au fil des années, Bernie Ecclestone a de plus en plus parlé de Grands Prix, mais ce n'est qu'en avril 2004 que la F1 s'est rendue à Bahreïn pour la première fois. Ce Grand Prix a repris le cocktail gagnant de la Malaisie, à la fin des années 1990, et qui a fini par s'imposer en catégorie reine : un circuit ultramoderne conçu par Hermann Tilke au milieu de nulle part, financé par un pays ayant une histoire courte voire inexistante avec le sport automobile.

Lorsque la F1 a posé ses valises à Sakhir pour la première fois, il y avait des doutes quant à la capacité des monoplaces à rouler dans le désert, sans parler de la sécurité des personnes sur place en raison d'une menace terroriste. Mais ce premier week-end s'est déroulé sans encombre, tous étaient impressionnés par la qualité du circuit qui surpassait celui de Sepang.

"Avoir cela au Moyen-Orient est génial", avait commenté Ojjeh lors de ce week-end. "Je pense qu'ils ont fait du bon travail et pas seulement pour le circuit. Tout le monde a vu que l'hospitalité était fantastique. Cela va donner une bonne image pour beaucoup de personnes qui ne connaissent pas ou qui ne comprennent pas cette partie du monde. Ils pensent aux stéréotypes des arabes musulmans, des barbus radicaux, mais ce n'est pas la réalité."

Ojjeh s'était également montré prophétique en évoquant la direction que prendrait la F1 à l'avenir : "Nous sommes au XXIe siècle. La Malaisie y est entrée la première avec ce genre d'infrastructures. Lorsque nous regardons le Vieux Continent ou les autres endroits sur lesquels nous nous rendons, c'est désormais embarrassant ou hilarant. [Bahreïn] est le futur."

Surtout, Bahreïn a devancé sur la ligne d'autres candidats de la région, bien plus connus sur la scène internationale. Cela a permis d'améliorer l'image du pays et c'est précisément ce que ses souverains recherchaient.

"Les autres avaient une chance mais Bahreïn s'est soudainement réveillé", avait indiqué Bernie Ecclestone. "On peut toujours faire mieux que ce que les autres ont fait avant vous, pas vrai ? Le fait que ces gens ont construit [le circuit de Sakhir] au beau milieu du désert en dit long sur eux."

En revanche, des critiques ont été soulevées sur le petit nombre de spectateurs, probablement refroidis par le prix exorbitant des billets.

"C'est une toute nouvelle course, la première dans cette partie du monde", avait insisté Ecclestone. "Je suppose que si l'on ramenait des courses de chameaux à Londres, il n'y aurait que peu d'enthousiasme au début. Lorsqu'ils s'y habitueront, ils aimeront. Bien entendu, [les organisateurs] savent quels prix ils peuvent et ne peuvent pas appliquer. Le plus important, c'est que nous allons nous développer au Moyen-Orient."

À cette époque, Dubaï possédait déjà un circuit capable d'accueillir un Grand Prix de Formule 1 mais Ecclestone avait coupé court aux spéculations en indiquant que la F1 ne cherchait pas à augmenter sa présence dans la région. "Je pense que c'est assez. [Le GP de Bahreïn] va représenter cette partie du monde", avait-il dit.

En fait, toutes les cartes de Bernie n'avaient pas encore été posées : la Chine devait organiser elle aussi son premier Grand Prix en 2004, la Turquie allait faire de même en 2005 et d'autres projets étaient en cours de préparation. Dubaï était donc loin d'être une nécessité.

Les propos du grand argentier ont fini par se contredire en février 2007, lorsqu'Abu Dhabi lui a fait une offre qui ne pouvait être refusée. Les organisateurs ont accepté de payer davantage pour clore la saison dès 2009, avec en contrepartie la création d'un circuit encore plus fou que ceux de Sepang et Bahreïn.

En parlant de Bahreïn justement, le pays venait d’accroître sa présence en F1 en devenant un actionnaire majeur de McLaren mais, désormais, il n'était plus le seul Grand Prix du Golfe. Encore une fois, Ecclestone estimait que deux courses étaient bien assez. Cette façon de penser a fini par changer lorsque Liberty Media a pris le contrôle du championnat, en 2017.

Dans l'ère Chase Carey, il était urgent de mettre en place des "Grands Prix Liberty" pour détrôner les courses d'Ecclestone. Ainsi, l'Arabie saoudite, déjà impliquée en F1 avec le géant pétrochimique Aramco, est apparue comme un pari sûr pour une troisième course au Moyen-Orient.

L'Arabie saoudite est intéressée par la promotion de son territoire, certes, mais elle cherche aussi à ne plus dépendre de l'argent du pétrole avant 2030. Et pour durer en F1, le pays est prêt à construire un circuit, à Djeddah, et à le remplacer par un autre, cette fois-ci au cœur du complexe de Qiddiya actuellement en construction à Riyad.

"Avec l'Arabie saoudite, ça a été phénoménal de pouvoir passer cet accord pendant la pandémie", a commenté Chloe Targett-Adams, directrice de la promotion des Grands Prix de F1. "Nous avons vraiment hâte de nous y rendre pour la course et cela fait partie de notre vision à long terme sur la confection de notre championnat au Moyen-Orient."

"Sur le plan de la promotion, nous avons déjà deux partenaires incroyables qui ont un très grand succès au Moyen-Orient avec Abu Dhabi et Bahreïn, tous deux dans une relation à long terme. Donc, avec une nouvelle course au Moyen-Orient, il est particulièrement intéressant pour la F1 de susciter un intérêt pour les sports mécaniques et pour l'automobile en Arabie saoudite, qui a une population très jeune et très vaste, et aussi de profiter de l'Afrique du Nord et des autres aspects du Moyen-Orient."

Comme l'a souligné Targett-Adams, tout a été signé au beau milieu d'une pandémie, et cela a garanti à Liberty Media, à ses actionnaires et aux équipes une rentrée d'argent cruciale.

La région a également joué un rôle clé dans le sauvetage de la saison 2020 avec l'organisation de deux courses à Bahreïn et de la finale à Abu Dhabi, qui a non seulement fourni des revenus directs mais qui a aussi aidé à atteindre 17 épreuves sur le calendrier, obligeant les chaînes de télévision à payer la totalité des droits de retransmission.

Mais ces trois évènements au Moyen-Orient ont été rapidement rejoints par un quatrième. La crise sanitaire a également impacté la saison 2021 et certaines courses ont dû être annulées. Stefano Domenicali, nouveau PDG de la F1, s'est donc mis à chercher de quoi combler les trous.

Mais cette fois-ci, pas de courses au rabais, Mugello et le Nürburgring ne se voyant pas offrir une seconde chance. En outre, l'accent a été mis sur les courses extra-européennes à placer entre la Russie et Abu Dhabi, deux Grands Prix qui étaient assurés d'avoir lieu. Dans le pool des circuits disposant du Grade 1 de la FIA et peu réticents à l'idée de faire un gros chèque, Losail, au Qatar, a été le meilleur candidat.

Ce qui a débuté comme un contrat d'un an pour remplacer les annulations a finalement pris la forme d'un accord de dix ans qui s'étalera de 2023 à 2032.

"La F1 est dans un grand moment", a déclaré Domenicali. "C'est un grand championnat mais malgré ce grand succès, nous étions dans une situation avec le COVID qui nous obligeait à être toujours flexibles et à trouver des solutions."

"Au début des discussions, en avril, c'était incroyable. La fédération qatarie était prête à accueillir un Grand Prix car nous avons eu la chance d'assister à l'annulation d'une course programmée au calendrier. Notre partenariat a été bouclé de manière très, très courte et immédiate."

Rien n'a été confirmé pour le moment mais le Qatar travaillerait sur le remplacement de Losail par un circuit longeant la côte et rivalisant avec Djeddah, ou par un nouveau tracé permanent dans le désert.

C'est à la fois un engagement énorme de la part des qataris et une grande victoire pour Domenicali compte tenu de la rapidité avec laquelle un accord a été passé. L'Italien est même parvenu à apaiser ses partenaires existants, à Bahreïn, Abu Dhabi et en Arabie saoudite. Les relations entre ces pays et leurs dirigeants sont complexes, et la F1 a dû jouer les équilibristes pour ne froisser personne.

Losail n'est pas le circuit le plus attirant mais, comme en MotoGP, la course se tiendra de nuit, ce qui a son propre attrait. De plus, les chaînes de TV européennes pourront diffuser la course en prime time.

Les plus grands avantages pour le Qatar sont évidents. Le pays a devancé ses voisins en obtenant la Coupe du monde de football et son Grand Prix de F1 fera partie de l'héritage qu'il tentera de créer après le départ des footballeurs. Dans le passé, cette route a été suivie par Montréal et Sotchi, deux villes ayant reçu les pilotes de F1 après avoir organisé les Jeux olympiques.

Mais est-il nécessaire d'avoir quatre courses de F1 au Moyen-Orient ? C'est une question qui préoccupe de nombreux acteurs du paddock, sans parler des fans. Forcément, certains s'inquiètent de la menace qu'elles pourraient exercer sur les épreuves européennes historiques et sur les circuits ayant conquis les fans ces deux dernières saisons, lorsque le COVID a fait bouger les choses. La F1 peut également craindre que certaines courses extra-européennes, qui étaient jusqu'à présent des piliers du calendrier, ne reviennent jamais après leur pause COVID forcée.

Si l'on prend ce problème dans un autre sens, on remarque néanmoins que les grosses sommes d'argent données par ces nouvelles destinations permettent d'aider financièrement les circuits européens, surtout ceux qui ne sont pas soutenus par leurs gouvernements.

L'un des principaux arguments de Domenicali en faveur de l'expansion au Moyen-Orient concerne l'environnement. Grâce à des firmes comme Aramco, cette région est à l'avant-garde du développement de carburants alternatifs, qui intéressent de plus en plus la F1.

"Nous avons toujours dit que cette région représentait une étape clé dans le développement stratégique de la F1", a-t-il déclaré. "Nous voyons un grand potentiel de croissance, nous voyons que nous pouvons améliorer la F1, sa recherche technologique et son activation sportive. Nous croyons aussi que nous avons une responsabilité dans la durabilité de notre projet pour l'avenir."

"Et je pense qu'avec ce que nous pouvons obtenir [au Moyen-Orient], nous avons l'opportunité de nous améliorer et de faire en sorte que notre futur nous mène vers une plateforme extrêmement populaire et très respectueuse de l'environnement."

La durabilité est une carte puissante et politiquement correcte jouée par la F1. Cependant, les courses au Moyen-Orient se déroulent également dans un contexte lourd avec de nombreux débats sur les droits de l'homme.

L'Arabie saoudite est l'une des principales cibles des critiques mais l'arrivée du Qatar a également attiré l'attention d'organisations, tels qu'Amnesty International, qui accusent la F1 de sportswashing : se servir d'un évènement sportif pour cacher les dérives d'un pays.

La F1 est bien consciente qu'elle doit s'attaquer à ce problème en notant : "Nous prenons nos responsabilités très au sérieux et nous fixons des standards éthiques élevés pour les acteurs qui sont liés contractuellement, et nous sommes très attentifs à leur respect."

L'opinion générale, à laquelle adhère le président de la FIA, Jean Todt, est qu'un événement très médiatisé comme un Grand Prix de Formule 1 permet aux militants d'attirer l'attention sur leurs revendications.

"C'est aussi quelque chose dont j'ai très souvent discuté avec Thomas Bach au Comité international olympique. Car ils ont les mêmes problèmes. Et clairement, nous considérons que le sport ne doit pas être mêlé à la politique", a indiqué Todt en juin.

"Nous devons nous engager avec des ONG, de bonnes ONG comme Human Rights Watch, pour essayer de voir quelle contribution nous pouvons apporter. Nous travaillons là-dessus. On peut interpréter la manière dont on aide. Selon moi, aller dans ces pays donne aussi une chance de s'exprimer aux gens qui ont un avis négatif sur le pays, ce qu'ils ne feraient probablement pas sinon. Comme je l'ai dit, c'est surtout une question d'interprétation."

C'est une importante question que les principales parties prenantes du championnat ne peuvent ignorer, de nombreux fans l'ont fait savoir sur les réseaux sociaux.

Sur le plan sportif, l'arrivée de deux nouveaux Grands Prix dans la dernière ligne droite vers la finale d'Abu Dhabi ajoutera une inconnue supplémentaire dans l'issue de la bataille entre Lewis Hamilton et Max Verstappen.

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