Monaco 1970 : quand Brabham s'est crashé au dernier virage
Il y a 50 ans jour pour jour, Jochen Rindt a remporté le Grand Prix de Monaco après l'un des derniers tours les plus mouvementés de l'Histoire de la Formule 1, en présence d'un futur vainqueur des 500 Miles d'Indianapolis.
Après avoir été sacré Champion du monde avec sa propre voiture en 1966, Jack Brabham souhaitait se contenter d'un rôle de numéro 2 en se concentrant sur la gestion de l'écurie avec un coéquipier rapide à ses côtés. Denny Hulme a remporté le titre pour lui en 1967, puis Jochen Rindt s'est montré très compétitif en 1968, malgré des résultats peu probants.
"Jochen était un grand pilote", me confiait Brabham en 1999. "Je l'avais suffisamment observé pour savoir que j'aimerais l'avoir dans mon équipe. Il ne savait rien sur les voitures, ce qui l'a peut-être parfois avantagé ! C'était un personnage vraiment énergique et un très bon pilote, avec qui j'ai pris beaucoup de plaisir à piloter. Nous pouvions rouler ensemble roue contre roue et il nous était impossible de nous mettre dans une situation embarrassante. Ensuite, nous rigolions bien en repensant à toutes nos batailles."
Lorsque Lotus a attiré Rindt dans ses filets en 1969, Brabham a fait signer Jacky Ickx, qui a remporté deux Grands Prix avant de retourner chez Ferrari l'année suivante. Rindt, lui, était mécontent chez Lotus, et a envisagé de revenir chez Brabham. "En 1970, il allait courir pour nous à nouveau", se remémore Brabham. "Nous avions trouvé un accord, tout était signé pour qu'il coure pour nous en 1970, mais en arrivant à Watkins Glen, Colin Chapman lui a offert bien plus d'argent, et il est venu me demander s'il pouvait accepter. Nous l'avons libéré, et j'ai piloté une année de plus. J'aurais pris ma retraite fin 1969 si Rindt avait couru pour nous." L'écurie a donc fait signer le rookie Rolf Stommelen, qui n'était pas aussi rapide que les pilotes qu'il suivait, et Brabham est devenu le numéro 1, presque par défaut.
Pour 1970, la toute nouvelle BT33 conçue par Ron Tauranac a remplacé la BT26 et s'est rapidement montrée compétitive. Brabham a commencé la saison par une victoire au Grand Prix d'Afrique du Sud – son premier succès depuis 1967 – malgré un accrochage avec Rindt au premier tour. L'Australien a ensuite signé la pole à Jarama, mais son moteur Cosworth DFV tout neuf a subi une panne de vilebrequin alors qu'il se battait pour la victoire avec la March de Jackie Stewart engagée par l'écurie Tyrrell. Le meilleur tour n'a été qu'une maigre consolation.
En arrivant à Monaco, où Brabham avait remporté sa première victoire en Grand Prix avec Cooper en 1959, il était clair qu'il était un candidat sérieux à la victoire, malgré ses 44 ans.
Pendant ce temps, Rindt a connu un début de saison discret à Kyalami. La nouvelle Lotus 72 n'était pas prête pour la course d'ouverture, et il a fallu composer avec la fidèle 49C. L'Autrichien s'est qualifié quatrième mais a été victime de problèmes moteur en course. Ce n'est que le 1er avril que la 72 a été présentée aux médias, avec sa carrosserie inspirée par les monoplaces d'Indianapolis et ses freins montés directement sur le châssis.
À Jarama, Rindt a subi un accident provoqué par une défaillance de ses freins et a été contraint à l'abandon. Sa participation à l'International Trophy s'est avérée tout aussi décevante : le pilote Lotus trouvait le complexe système de suspensions plutôt néfaste, et l'écurie a décidé de le réviser. Pour Monaco, il est donc revenu à la 49C, dont c'était la quatrième saison mais qui avait, aux mains de Graham Hill, remporté les deux derniers Grands Prix en Principauté. L'aileron arrière a été modifié, avec trois plans désormais, afin de rendre un peu plus compétitif ce design vieillissant.
Au moment des premiers essais monégasques, un jeune Américain de 17 ans était en vacances au Royaume-Uni avec sa famille. "Mes parents nous ont emmenés, mon frère et moi, en Angleterre", se rappelle Bobby Rahal, vainqueur des 500 Miles d'Indianapolis 1986. "La maison ancestrale de ma mère est dans le Yorkshire, dans le comté de Swaledale, et nous sommes allés rendre visite à de lointains cousins."
"Mon père était pilote à l'époque, et nous sommes donc allés à Slough pour voir Lola, avant de monter chez Chevron à Bolton. Nous avons profité du voyage pour parler de sport auto. Puis mon père s'est mis en tête d'aller à Monaco. 'Pourquoi pas ?' Nous sommes donc partis en avion. Nous n'avions pas réservé d'hôtel ni de billets, rien. Je crois que nous avons logé à Nice."
"Mon héros était Jim Clark, mais malheureusement, il nous avait quittés depuis longtemps. J'appréciais Jo Siffert, car mon père pilotait des Porsche ; pareil pour Pedro Rodríguez. Brabham faisait partie de mes favoris, et j'aimais beaucoup Rindt aussi, en raison de son don, de son style et de son talent."
Les qualifications ont vu Stewart, qui s'était imposé en Espagne, placer sa March en pole position, devant celle de Chris Amon. Hulme était troisième pour McLaren, tandis que Brabham a signé une solide quatrième place, malgré de gros problèmes liés à la répartition du freinage.
Rindt, quant à lui, a effectué des changements de réglages qui n'ont pas porté leurs fruits ; insatisfait du comportement de sa monoplace, il était à deux secondes de la pole et a dû se contenter de la huitième place avec son chrono du jeudi, réalisé avant une panne de moteur. Son coéquipier John Miles ne s'est même pas qualifié, 21e et bon dernier, alors que seules 16 voitures étaient admises sur la grille. Les mécaniciens Lotus se sont donc attelés à améliorer la monoplace de Rindt pour la course.
Les Rindt, Colin Chapman et Bernie Ecclestone (manager de Rindt) font partie des grands noms qui ont passé le week-end à bord du Crest Cutter, l'un des yachts les plus impressionnants dans le port de Monaco. Cet arrangement avait pour avantage d'inclure un hors-bord ; Rindt n'a pas tardé à proposer aux gens d'y monter avec lui, et il le conduisait sans retenue ! Le pilote d'avion de Bernie notamment est monté avec lui, mais a fait une chute et s'est cassé la jambe ce jeudi-là.
Quant à la famille Rahal, elle est parvenue à se rendre au circuit le samedi en fin de journée, à temps pour la course de F3. "C'est Tony Trimmer qui l'a remportée", poursuit Rahal. "Nous sommes montés dans la tribune à l'épingle. Parce qu'il n'y avait pas grand-monde pour regarder la course de F3 à cet endroit, mon père a graissé la patte du gars, lui a donné de l'argent et a dit : 'On va revenir pour le Grand Prix, alors souvenez-vous de moi !'"
"Nous y sommes revenus le dimanche, et bien sûr, c'était bondé. Le gars s'est souvenu de nous, et naturellement, mon père lui a donné plus d'argent. Le gars nous a installés quasiment dans le passage dans la tribune, il nous a trouvé une petite place. Et nous avons ainsi vu la course."
Brabham a déjeuné avec son ancien coéquipier Rindt sur le yacht, avec des côtelettes de veau au menu, mais le vétéran australien n'a pas mangé grand-chose. Il a également refusé le verre de vin rouge que lui proposait Ecclestone... Rindt, lui, n'était pas très optimiste pour la course, soulignant qu'il n'avait jamais vu le drapeau à damier à Monaco. Chapman, Ecclestone et son épouse Nina lui ont offert des mots d'encouragement.
Lorsque le directeur de course Paul Frère a donné le départ, Stewart a conservé la tête de l'épreuve, suivi par Amon. Brabham a doublé Hulme au premier tour et s'est installé au troisième rang, non sans mettre la pression à Amon. Il s'est finalement emparé de la deuxième place au 22e tour, se frayant un chemin au dernier virage, qui était à l'époque une épingle.
Stewart avait alors 14 secondes d'avance, mais son moteur a commencé à faire un bruit inquiétant, et le Champion du monde en titre est finalement rentré au stand au ralenti dans la 28e boucle. Avec 52 tours restant à parcourir, Brabham a hérité de la première place devant Amon, qui ne semblait pas le menacer. Puis, au 60e tour, alors qu'il n'en restait que 20, la suspension de la March a perdu un boulon, et le Néo-Zélandais a été contraint à l'abandon. La victoire paraissait assurée à Brabham.
Cependant, les abandons ont aidé Rindt à remonter de la huitième position sur la grille à une surprenante deuxième place. La victoire était désormais à sa portée : le pilote Lotus s'est mis à tourner de plus en plus vite, gagnant des secondes çà et là alors que Brabham perdait du temps derrière les retardataires. À dix tours du but, l'écart s'était réduit à dix secondes.
"À sept ou huit tours de la fin, mes parents voulaient partir", confie Rahal. "J'ai dit 'non, non, Rindt rattrape Brabham'. Nous sommes donc restés. Rindt le pourchassait sans lui accorder le moindre répit, c'était exceptionnel à voir. C'était une performance impressionnante, clairement."
À quatre tours du drapeau à damier, Brabham s'est pratiquement arrêté dans la montée suivant Sainte-Dévote lorsqu'il est tombé sur Jo Siffert. En manque de carburant, le pilote suisse zigzaguait au volant de sa March, et Brabham a perdu cinq secondes avant de pouvoir le dépasser sans risque. Rindt, lui, était de plus en plus rapide, et lorsque les deux hommes ont entamé le dernier tour, l'écart n'était que d'une seconde et demie. L'Autrichien faisait de plus en plus de dérapages en recherchant la limite, qu'il a semblé trouver sans la dépasser dans la chicane.
Vers la fin du tour, Brabham a rattrapé la De Tomaso engagée par Frank Williams pour Piers Courage, qui avait obtenu une belle deuxième place à Monaco l'année précédente. Courage était bien placé en début de course, occupant la septième place avant de subir un problème de colonne de direction ; il a fallu 20 tours pour la remplacer, et il n'a repris la piste qu'afin d'engranger de l'expérience, sans même l'espoir d'être classé à l'arrivée. Il a ainsi été le témoin privilégié de l'énorme coup de théâtre de la fin de course.
Brabham a doublé la De Tomaso juste après le Bureau de Tabac, mais c'est désormais Hulme, quatrième, qui se dressait en travers de son chemin, alors que la ligne d'arrivée n'était qu'à quelques hectomètres. Adoptant une trajectoire inhabituellement serrée dans l'épingle finale, il a bloqué ses freins, a tiré tout droit et a percuté le mur, abîmant le museau de la BT33... sous les yeux de Rahal.
"J'ai pris une photo de Brabham quand il a glissé et heurté le rail au dernier tour", commente l'Américain. "Tout s'est passé très vite ! La piste était très large à cet endroit. Les marques au sol racontent l'histoire. Il était complètement hors trajectoire, et il a freiné trop tard."
Rindt était si proche qu'il a pris la tête avant même que la monoplace de Brabham ne soit immobilisée, et l'homme chargé du drapeau à damier a été pris par surprise et ne l'a pas agité. "Nous ne savions pas que nous avions gagné", révèle Herbie Blash, alors mécanicien de Rindt. "À l'époque, on voyait les voitures aborder le dernier virage derrière les stands, et Jack était en tête. Nous pensions donc qu'il avait gagné. Nous avons sauté de l'autre côté pour attendre Jochen, sans même regarder Brabham, et nous n'avons pas remarqué que Jack n'était pas là. Nous pensions avoir fini deuxième, et c'est après que les gens nous ont dit que nous avions gagné."
Contrit, Brabham n'a franchi la ligne d'arrivée que 23 secondes plus tard. Son équipe, notamment le mécanicien Ron Dennis, peinaient à croire que leur patron ait commis une erreur si inhabituelle de sa part. L'Australien en a endossé la responsabilité, mais a toujours estimé s'être pris les pieds dans le tapis à cause de Courage, bien que le dépassement ait eu lieu bien avant l'épingle finale.
"Au dernier tour, je suis arrivé à l'arrière des stands. Le pauvre Piers Courage était au ralenti au milieu de la piste en direction de l'épingle. J'ai dû décider par quel côté le dépasser, à droite ou à gauche, et j'ai eu une révélation : s'il était au ralenti, il allait probablement prendre une trajectoire large dans l'épingle. J'ai décidé de lui faire l'intérieur. C'était une erreur, car tout le sable y avait été projeté pendant la course. Je me suis retrouvé sur le sable et je n'ai pas pu ralentir pour prendre le virage. Même à ce stade, j'aurais probablement pu m'en tirer, mais j'ai touché la barrière et j'ai calé."
"Les dégâts étaient négligeables. J'ai redémarré le moteur, mais c'est alors qu'un commissaire français a sauté par-dessus la barrière pour venir pousser la voiture. Je lui ai fait signe de ne pas la toucher, et juste à ce moment-là, il a perdu l'équilibre et est tombé devant la voiture, avec les bras de chaque côté ! Que faire ? J'ai dû attendre que le mec se relève avant de pouvoir repartir. Je n'arrivais pas à y croire ; c'était sûrement la pire chose qui me soit arrivée..."
Le dernier tour de Rindt a été enregistré en 1'23"2. Autrement dit, il a écrasé le record du tour, huit dixièmes plus rapide que la pole de Stewart et 2,7 secondes plus véloce que son propre chrono qualificatif. Il paraissait quelque peu gêné lorsque le Prince Rainier lui a remis son trophée, mais n'avait pas de raison de l'être : sa performance remarquable a mis la pression à son ancien employeur, avec succès.
Les deux hommes ont discuté ce soir-là lors du dîner de gala organisé par le Prince, et le lendemain matin, le yacht de Rindt s'est rendu à Saint-Tropez. Monaco a lancé une saison remarquable qui allait le voir perdre la vie à Monza, avant d'être sacré Champion du monde à titre posthume. Quant à Brabham, il a connu une nouvelle mésaventure dans le dernier tour, cette fois à Brands Hatch : alors qu'il avait pris l'avantage au terme d'un duel aussi calme qu'interminable et jouissait d'une avance de 13 secondes, il est tombé en panne d'essence et s'est fait dépasser sur le fil. Son adversaire ? Jochen Rindt, encore une fois !
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