Interview

Hervé Poncharal, taille patron

Patron du team Tech3 et président de l'IRTA, Hervé Poncharal est une figure incontournable du MotoGP. Aussi impliqué dans le sauvetage du championnat face à la crise sanitaire que touché par l'évolution de la planète, le Français a partagé avec nous son regard sur le monde.

Herve Poncharal, Red Bull KTM Tech 3

Herve Poncharal, Red Bull KTM Tech 3

Gold and Goose / Motorsport Images

À 64 ans, Hervé Poncharal est un pilier du paddock MotoGP, fidèle au poste quels que soient les remous. Dirigeant de l'une des équipes les plus emblématiques des Grands Prix depuis plus de trente ans, il est également président de l'IRTA et donc premier contact de Carmelo Ezpeleta pour toute question relative aux teams qui composent le championnat. Soutien indéfectible du promoteur espagnol, le Varois s'est battu aux côtés des instances et de tous les acteurs du MotoGP pour que le championnat traverse la crise de 2020 et s'en sorte avec brio.

Lui qui se décrit comme Dr Jekyll et Mr Hyde tant il goûte aux plaisirs simples du calme et de la nature lorsqu'il s'éloigne des circuits, il sait aussi qu'une autre vie l'attend, tôt ou tard. Il admettait en début d'année que "personne n'est irremplaçable" et qu'il lui faut préparer l'avenir de son entreprise, mais Hervé Poncharal n'est pas homme à abandonner ses "proches", comme il décrit ses employés, et on l'imagine difficilement se détourner de l'adrénaline de la compétition. C'est avec son enthousiasme habituel et une passion toujours intensément chevillée au corps qu'il a échangé avec Motorsport.com sur cette année de chamboulements.

Comment avez-vous vécu l'explosion de la crise du COVID-19 au printemps 2020 ?

Je me souviens très bien qu'on a commencé à entendre parler du COVID-19 comme de quelque chose de très lointain et de spécifiquement chinois au tout début. Personne n'y a vraiment pris garde. L'Italie a été le premier pays européen touché, mais nous n'avions aucune idée de ce qui allait se passer, nous avions tous tendance à minimiser et à penser que c'était un petit foyer qui allait vite être circonscrit. Le premier gros choc a été quand le gouvernement qatari a interdit l'arrivée des Italiens sur leur sol. Donc pas de pilotes italiens, excepté en Moto2 et Moto3 puisqu'ils étaient déjà sur place. Mais nous avons fait notre course [sans la catégorie MotoGP], puis nous sommes partis en nous disant que ça allait se poursuivre. Quand on est rentrés, ça a été la chappe de plomb. Il y a eu le confinement général, qui a laissé la planète entière hébétée. Et, là, on a commencé à comprendre que c'était sérieux et que ça allait beaucoup impacter les activités économiques, y compris bien entendu la nôtre.

On a réagi comme on a pu. Il y a eu des discussions entre tous les gens impliqués, nous avons beaucoup réfléchi. Il a tout de suite été clair que, s'il y avait des opportunités avec des protocoles sanitaires bien spécifiques et qu'on devait oublier le modèle économique qui était le nôtre, c'est-à-dire basé sur le besoin absolu de spectateurs, pour continuer à exister, nous avions le feu vert des propriétaires de la Dorna, même si les résultats financiers allaient en pâtir. Le MotoGP est un produit auquel ils tiennent beaucoup et qu'ils ont voulu garder en l'état quoi qu'il arrive, même si c'était un coût relativement important pour eux.

Il y a eu beaucoup de synergies et de contacts entre le MotoGP et la Formule 1, et nous avons eu des contacts avec beaucoup de circuits et d'organisateurs qui nous ont dit "banco", dans un contexte économique complètement différent, sans spectateurs. Nous avons donc pu avoir un championnat qui a tenu la route. La bonne chose, c'est que les audiences TV ont été meilleures que jamais, quel que soit le pays.

Évidemment, tout le monde a fait des efforts. Les rentrées ne pouvaient pas être celles qui étaient prévues au départ, mais nous avons beaucoup travaillé sur nos coûts : il y a eu moins de déplacements, pas d'outre-mer, plus de structure de réception… Franchement, on doit tirer un coup de chapeau à Carmelo Ezpeleta et la Dorna : aujourd'hui, l'intégralité de la grille 2020 est là, pas une seule écurie n'a lâché l'affaire. Nous avons aussi mis en place le gel technique et, pendant les moments où il n'y a pas eu de courses, nous avons eu des soutiens financiers. Et nous avons gelé les comités de sélection en Moto2 et Moto3, de sorte que les positions des équipes ont été automatiquement reconfirmées pour 2021.

En dehors de la situation globale du championnat, qu'avez-vous ressenti en tant que patron d'entreprise ? Y avait-il une crainte particulière en pensant à vos employés ?

Évidemment, on se fait du souci. J'ai 40 personnes qui travaillent pour moi, dont environ 25 salariés français, plus toutes les autres charges qu'il peut y avoir. Chez Tech3, les seules aides que nous avons perçues [au niveau national], c'est que les salariés français ont été en chômage partiel sur les mois d'avril et de mai. Pour le reste, nous avons fonctionné de manière tout à fait normale, tout le monde a été payé pleinement et nous avons réussi à être à l'équilibre à la fin de l'année.

Il y a eu une discussion globale entre les constructeurs, le promoteur et les équipes via l'IRTA. Nous avons fait une cote pour les rentrées par rapport aux contrats initiaux et aux engagements financiers que l'on avait − notre masse salariale, nos fournisseurs, notre constructeur −, et ce au prorata des courses disputées. Et, en fin de compte, on s'est retrouvé avec quelque chose qui fonctionnait pas mal, parce qu'on a eu la même amputation sur nos revenus que le niveau de réduction enregistré sur ce que l'on avait à payer. Tous les constructeurs ont joué le jeu. Nous avons établi une règle de calcul qui a fonctionné dans les deux sens et qui a permis à tout le monde de s'y retrouver.

J'ai mis un point d'honneur à ne pas réclamer d'aides particulières parce que je sais très bien que nous avons eu la chance de pouvoir faire notre métier, même si nos revenus ont été fortement amputés, alors que certains domaines étaient complètement bloqués. En F1 ou en MotoGP, nous avons vraiment eu de la chance d'avoir les gens qui nous gèrent, et aussi que notre activité se fasse dans un environnement relativement clos. Il n'y a pas eu de tergiversation quant au protocole sanitaire, il a été très strict, et nous avons pu continuer à fonctionner parce que nous nous sommes engagés vis-à-vis des pays et des régions qui nous recevaient.

La ligne droite du Mans

Ça a été compliqué, ça a été un nouveau monde pour nous, honnêtement. Quand nous sommes arrivés à Jerez, il y avait cette atmosphère hyper pesante, avec la chaleur et aucun bruit dans le paddock. Et puis, moi, je suis du sud, je parle à tout le monde, j'embrasse tout le monde, je vais boire un café chez l'un ou chez l'autre, on se raconte nos dernières histoires… Et là, plus d'hospitality, plus personne. Il y avait la peur. Les gens évitaient le contact, tout le monde respectait un certain protocole, mais ça créait une ambiance lourde et qui est à l'opposé de ce qu'est le MotoGP. Les gradins sont vides, il n'y a pas de bruit. Le matin, quand on entre, on a l'impression que c'est une séance d'essais, il n'y a pas de spectateurs, pas de files d'attente… Et très vite, on s'y est habitués, c'est rentré dans les normes. Comme quoi, on s'habitue à tout. Maintenant, si du jour au lendemain on se retrouvait avec un paddock type 2019, je pense qu'on aurait un choc, mais positif.

Après une première saison disputée dans ce contexte, la seconde débute avec les mêmes restrictions. Économiquement, ça peut tenir combien de temps ?

Pas longtemps. On pensait que ça reviendrait plus vite, et ça n'est pas revenu. Tout le monde vend moins, tout le système est impacté. Quand on était à Portimão, à la dernière course de 2020, tout le monde était persuadé qu'en 2021 il y aurait des spectateurs et que l'on repartirait sur un schéma plus classique, mais ça continue. Je ne sais pas combien de temps ça peut tenir. À un moment, il y a quelqu'un qui met de l'argent. En Europe, c'est la BCE ; là, il y a les propriétaires de la Dorna, qui estiment que le jeu en vaut la chandelle, mais c'est toujours jusqu'à un certain point. À l'heure actuelle, ça fonctionne.

À l'échelle nationale en France, il y a eu une mise sur pause très stricte de l'activité lors du premier confinement, mais ensuite la politique a plutôt été de vivre avec le virus. C'est applicable au MotoGP ?

Non, c'est complètement différent. On ne peut pas comparer un pays et un paddock. Nous, on est relativement peu nombreux… On est quasiment la moitié moins dans le paddock, parce qu'il n'y a plus toutes les structures qui recevaient les invités, les médias, etc. Donc ça peut se contrôler. Le protocole est encore très strict, il faut un test PCR systématique à l'aller et au retour, donc on peut contrôler ce qui se passe dans le paddock en étant relativement confiant que les risques de contamination soient très bas.

En tout cas, on a vraiment eu de la chance d'avoir le promoteur qu'on a et les propriétaires du promoteur. C'est très important dans ces cas-là que tout le monde se mette autour d'une table et pousse dans le même sens. Chaque équipe a joué le jeu à 100%, qu'elle soit Moto3, Moto2 ou MotoGP, et tout le monde a poussé dans la même direction. Quand on a gelé le développement, tous les constructeurs ont dit banco, ce qui n'était pas évident. On a réduit le nombre de courses, mis en place des back-to-back, etc. C'est aussi l'histoire de la vie. C'est un énorme écueil, une épreuve terrible, mais c'est une des épreuves. Certains voient le verre à moitié plein, d'autres à moitié vide. Face à un mur, certains s'assoient et attendent qu'il tombe, et d'autres essayent de faire des trous dedans pour l'escalader et passer de l'autre côté.

Humainement, ça vous a touché, ça vous a fait gamberger ? Vous nous avez dit en début d'année que vous commenciez à penser à l'après.

Je pense que s'il y a une seule personne sur la planète qui dit que ça ne l'a pas fait gamberger, c'est qu'elle n'est pas normale ou qu'elle ne dit pas la vérité. Pendant deux mois, on a arrêté de vivre comme on nous a appris à vivre… Je fais partie d'une génération à qui on disait "toujours plus" : il faut être de plus en plus fort, produire de plus en plus, consommer de plus en plus, et il faut toujours aller plus vite, plus fort, plus grand. À un moment donné, on est obligé de réfléchir, il y a des choses qui ne peuvent pas grandir de manière indéfinie.

Il y a 30 ou 40 ans, on n'imaginait pas que les activités humaines pourraient avoir l'impact qu'elles ont sur le climat, sur notre vie. Je ne dis pas ça pour me dédouaner, mais on ne le savait pas. Aujourd'hui, on se rend compte que la planète est fragile. On ne peut pas faire face à une croissance exponentielle, débridée, irréfléchie, comme on pensait que ça pouvait se faire jusqu'à présent. Donc quand on se retrouve face à cette problématique nouvelle, on réfléchit à quelles sont les vraies valeurs de la vie, évidemment on réfléchit à son entreprise, à ses proches − et mes salariés sont comme mes proches. On réfléchit un peu à la pérennité de la vie en général et de son entreprise. De toute façon, il faut toujours essayer de faire en sorte que la manière dont on fonctionne soit viable.

Oui, ça va changer. Je suis sur beaucoup de choses. [On réfléchit] aux priorités que l'on donne aussi à sa vie. C'est vrai que, dans la vie moderne, on est toujours à fond sur tout. Par exemple, j'adore lire mais je n'en avais pas le temps, et pendant ces deux mois j'ai lu plein de livres que je m'étais achetés. On réfléchit à plein de choses, comme la biodiversité. On a tous vu ces images de la vie qui investit des endroits qu'elle avait quittés, vu le ciel sans traces d'avion, ou entendu la nature qu'on n'entendait plus… Tout ça, ça fait réfléchir à ce qu'est la vie et ce que l'on a envie d'en faire.

Vous parlez comme un pilote en fin de carrière qui a touché à la pré-retraite et y a pris goût !

[Rires] L'avantage que j'ai, c'est qu'un pilote, le jour où il a un dixième de moins il sait que la fin approche. Par rapport à ce que me demande mon métier, même si je suis moins performant qu'il y a 20 ou 40 ans, j'arrive encore à le faire. Je n'ai pas spécialement pris goût [à la retraite]. Je pense que tout individu se pose des questions, à un moment donné est-ce que la vie c'est courir en permanence ou est-ce que c'est carpe diem ? Quand on est tranquillement installé chez soi et qu'on a la chance d'avoir la possibilité d'être en phase avec les éléments pendant un confinement, on se dit que c'est ça la vraie vie. Le problème, c'est que dès qu'on recommence, on est repris par ce qu'on fait ! Dès que je suis revenu à Jerez, j'étais reparti. L'être humain est très complexe.

En tout cas, on ne changera pas radicalement, c'est impossible. Évidemment qu'on peut se poser toutes ces questions, mais quand on a 40 personnes [dans l'entreprise], ce sont 40 familles qui comptent sur vous. Ça fait partie des choses qui sont importantes. Arrêter du jour au lendemain impliquerait beaucoup de choses ; tu arrêtes ta vie professionnelle, ce qui t'a toujours fait courir, tu ne prends pas soin de tous ces gens qui ont adhéré à ton projet et t'ont aidé à devenir ce qu'on est devenu. C'est important, tout ça. Et quand on voit comment on s'est tous battu avec Carmelo... Tout le monde se bat pour conserver notre activité, notre vie, notre paddock, le faire évoluer en fonction des aléas de la vie, et on y est bien arrivé, donc on n'a pas envie d'abandonner.

Les motos de l'équipe KTM Tech3

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